Sélectionner une page

Aloys Ntiwiragabo, le maître-espion omniprésent dans le complot du 6 avril 1994

par 20 octobre 2025Enquête

Retrouvé en 2020 près d’Orléans alors qu’il avait échappé à la justice internationale durant 26 ans, le colonel Aloys Ntiwiragabo n’était pas au Rwanda lorsque l’avion du président fut abattu le 6 avril 1994. Mais lui et ses subordonnées ont pris part à tous les aspects du complot. Premier épisode.

Le soir du 6 avril 1994, la capitale rwandaise Kigali est le théâtre d’un funeste complot. Deux missiles, tirés depuis un camp de l’armée, abattent l’avion présidentiel qui s’apprêtait à atterrir. L’attentat coûte la vie au chef de l’État Juvénal Habyarimana ainsi qu’à son homologue burundais Cyprien Ntaryamira qui voyageait avec lui. Au sol, les militaires rwandais commettent une série d’assassinats politiques, créent un vide constitutionnel et s’emparent du pouvoir. C’est le signal de départ d’un crime collectif planifié de longue date, le génocide des Tutsi qui fera un million de victimes au cours des trois mois suivants.

African Facts a enquêté sur le rôle d’Aloys Ntiwiragabo, chef des renseignements militaires (G2) qui réside actuellement en France, au cours des vingt-quatre premières heures du dernier génocide du XXe siècle. Une véritable conspiration, soigneusement et méthodiquement orchestrée.

La troublante absence du colonel le 6 avril 1994

Aloys Ntiwiragabo ne se trouve pas à Kigali le 6 avril 1994. Il assiste depuis deux jours à une réunion du Comité consultatif permanent des Nations-Unies chargé des questions de sécurité en Afrique centrale (UNSAC) qui se tient à Yaoundé. Il est rejoint dans la capitale camerounaise par le ministre rwandais de la Défense qui arrive une demi-heure seulement avant l’attentat.

La tension militaire et politique atteint des sommets au Rwanda où règne une trêve précaire et les menaces contre la vie du président, proférées publiquement et connues de tous, s’accentuent. Pourtant, ces deux hommes-clés du dispositif de sécurité s’éclipsent, contre toute logique, pour assister à une rencontre où la question rwandaise s’avère parfaitement marginale comme en témoigne le compte-rendu officiel de l’UNSAC, mais également la presse quotidienne camerounaise de l’époque.

Selon un « rapport spécial » rédigé par le secrétaire de l’UNSAC Sammy Kum Buo qu’African Facts a pu consulter, la délégation rwandaise à Yaoundé disposait d’une liaison téléphonique avec le Rwanda qui lui permettait de suivre situation de près. Le colonel Ntiwiragabo et le ministre sont-ils informés de ce qui se trame cette nuit-là ? Ils ont en tout cas une idée précise de la tournure que vont prendre les événements au Rwanda comme l’écrit Sammy Kum Buo dans son rapport : « Dès l’instant où mes collègues du secrétariat et moi-même avons annoncé la nouvelle aux deux délégations cette même nuit, bien avant que des nouvelles des réactions violentes ne soient reçues de Kigali, les membres de la délégation rwandaise […] les prédirent ».

Au cours de notre enquête, nous avons découvert d’autres éléments qui indiquent qu’Aloys Ntiwiragabo aurait eu une connaissance détaillée des événements en cours dans la capitale.

En 2018, deux ans avant que la présence en France du colonel ne soit découverte, l’Office central de lutte contre les crimes contre l’Humanité (OCLCH) interceptait une brève conversation téléphonique dans le cadre d’un autre dossier. African Facts a pu en consulter la retranscription. Les enquêteurs ne savent pas alors qu’ils écoutent Aloys Ntiwiragabo. Son interlocutrice évoque le cas d’un officier rwandais ayant livré des informations à la Justice internationale sur des réunions tenues durant les premiers jours du génocide :

– Celle à laquelle participaient Bagosora [l’un des principaux responsables du génocide NDLR] et tout… Pour qu’ils mettent un gouvernement, cette réunion qui a eu lieu… Je ne sais pas comment on l’appelle.

– La réunion… Il y a eu une réunion qui s’est tenue la nuit.

– C’est ça !

– Et le matin, ils ont mis un comité de crise parce qu’il y avait eu une réunion.

– Voilà !

– Dans toutes ces réunions de crise, [l’informateur] n’y était pas !

Une bien curieuse affirmation de la part d’Aloys Ntiwiragbo qui a insisté avec constance en 1995, 1997, 2018 et 2020 sur son absence physique de la capitale, induisant par là sa méconnaissance de la situation et donc son absence de responsabilité. Le colonel était-il alors informé en direct des événements en cours par son service comme semble aussi l’indiquer le rapport spécial de l’UNSAC ?

Et curieusement, si Aloys Ntiwiragabo n’est pas présent physiquement à Kigali cette nuit-là, le service G2 qu’il dirige s’avère en revanche omniprésent dans les coulisses du complot qui se déroule dans la capitale.

Un complot à tiroir

Le 6 avril 1994, les fréquences radio de l’armée rwandaise sont modifiées. Il s’agit d’un exercice de routine qui désorganise néanmoins ponctuellement les militaires en isolant certains opérateurs les uns des autres, les obligeant à s’adresser à l’état-major qui centralise les communications. Or, l’officier de permanence à l’état-major dans la nuit du 6 au 7 avril est l’adjoint d’Aloys Ntiwiragabo dans le service G2.

Deux heures après l’attentat contre l’avion présidentiel, ce même adjoint d’Aloys Ntiwiragabo participe au « comité de crise » qui entérine le coup d’État militaire : la « réunion qui s’est tenue la nuit ». Dans les heures qui suivent, l’armée assassine la Première ministre, le président de la Cour constitutionnelle et les principaux politiciens de l’opposition.

Immédiatement après l’attentat, les Commandos de recherche et d’action en profondeur (CRAP) de l’armée rwandaise se rendent sur la zone du crash accompagné de plusieurs coopérants militaires français. Ils procèdent à des fouilles. Plusieurs éléments de preuve disparaissent cette nuit-là, dont la boite noire de l’appareil qui aurait permis de reconstituer le sinistre et de connaître l’origine des tirs. Selon un document, signé par Aloys Ntiwiragbo lui-même en 1993, qu’African Facts s’est procuré, « l’emploi des CRAP dans la recherche du renseignement » s’avère être l’apanage du G2.

À l’aube du 7 avril 1994, dix Casques bleus belges qui protègent la Première ministre du pays sont capturés et emmenés dans un camp militaire où ils sont sommairement exécutés, déclenchant le retrait du Rwanda des troupes belges de la Mission des Nations Unies pour le Rwanda (MINUAR). African Facts a consulté des documents rédigés par les forces armées de l’époque. Deux sous-officiers du G2 sont alors présents à l’endroit où sont brièvement retenus puis massacrés les dix militaires belges. Depuis la salle d’opération de l’état-major, l’adjoint d’Aloys Ntiwiragabo au G2 peut voir leurs cadavres. Quant à l’officier qui sera reconnu coupable de l’assassinat par la justice belge, il était quelque mois auparavant le correspondant du service G2 sur le front.

Cet assassinat en particulier semble avoir été prémédité. Deux jours avant le coup d’État, alors que le colonel Aloys Ntiwiragabo s’envolait pour le Cameroun, un lieutenant de la gendarmerie aurait activement encouragé d’autres officiers subalternes à se rendre à une réception organisée par la Première ministre. Et le soir même, la Radiotélévision libre des mille collines (RTLM, le média des génocidaires) accusait la cheffe du gouvernement de conspirer en leur compagnie et de préparer un coup d’État militaire, justifiant par avance son élimination aux premières heures du 7 avril.

Alors que les assassinats se multiplient dans la capitale, le G2 met en œuvre un autre volet du complot et non des moindres. Une mise en scène vouée à tromper l’opinion, détourner l’attention et disculper les conjurés.

Dans la matinée du 7 avril, la station d’interception du service G2 prétend avoir capté un message de revendication de l’attentat par les rebelles. Il s’agit en réalité d’un faux de sa propre conception. L’opérateur radio qui a retranscrit ce message contrefait est formel. « C’est le commandant de secteur qui m’apporte personnellement le faux message à retranscrire. Le texte est manuscrit sur un bout de papier. Son auteur est mon supérieur, le colonel Aloys Ntiwiragabo. J’étais parfaitement capable de distinguer leurs écritures respectives », affirme-t-il. Une note du 17 novembre 1993 signée par Aloys Ntiwiragabo, dévoilée par Mediapart, révèle par ailleurs que ce dernier avait prophétisé la teneur de ce message plusieurs mois avant sa diffusion.

Assez rapidement, les génocidaires allèguent également que l’avion aurait été abattu par les rebelles à partir d’une colline proche de l’aéroport et en veulent pour preuve les photographies de deux lance-missiles qu’ils prétendent avoir retrouvées sur place. Cela s’avérera encore une fois être un faux. C’est à nouveau le G2 qui se trouve derrière la manipulation. Le colonel Aloys Ntiwiragabo attribuera lui-même la paternité de ces clichés à son service devant un juge français venu l’auditionner au Congo des années plus tard.

Aloys Ntiwiragabo ne rentre au Rwanda que le 8 avril 1994 et continue d’exercer ses fonctions de chef des renseignements militaires auxquelles s’ajouteront celles de commandant du « secteur opérationnel » de Kigali à partir de la fin du mois de mai 1994. Son rôle présumé dans le génocide qui a fait un million de victimes entre avril et juillet 1994 fait aujourd’hui l’objet d’une enquête du Parquet national antiterroriste (PNAT) et de l’OCLCH. Il est présumé innocent. Sollicité, son avocat nous a demandé de « cesser d’importuner » son client

Avec qui Ntiwiragabo était-il en liaison téléphonique depuis Yaoundé les 6 et 7 avril 1994 ? Était-ce avec le ministère de la Défense alors aux mains d’un autre chef de file des extrémistes, le colonel Théoneste Bagosora, ou bien avec l’état-major de l’armée rwandaise où son adjoint était de permanence ? L’enquête devrait s’attacher à répondre à ces questions cruciales pour éclairer le rôle et le degré d’implication d’Aloys Ntiwiragabo dans ces événements, mais aussi déterminer son niveau de responsabilité dans le complot.

20/10/2025 | Enquête

Une nouvelle source d'informations fiables

Sur le continent africain, de nombreux conflits sont aujourd’hui mal compris en raison du manque, voire parfois de l’absence de sources d’informations indépendantes, factuelles et facilement accessibles. Cette carence informationnelle constitue à nos yeux un vide inquiétant et dangereux qui permet aux narrations fallacieuses, aux chiffres fantaisistes, aux fausses nouvelles et aux discours de haine de prospérer. C’est ce vide propice à la désinformation qu’African Facts se donne pour mission de combler.

Restez informé

Recevez nos prochains articles dans votre boite mail et soyez informé des développements d’African Facts.
« Quand on est dans l’idéologie, l’intelligence humaine recule » Entretien avec Faustin Ngabu

« Quand on est dans l’idéologie, l’intelligence humaine recule » Entretien avec Faustin Ngabu

Durant trente-six ans, de 1974 à 2010, Faustin Ngabu a dirigé le diocèse catholique de Goma, dans le Nord Kivu. Son mandat épiscopal fut marqué par les conflits armés et les guerres qui ont déchiré l’est de la République démocratique du Congo. Avec pour devise « que tous soient un », l’évêque s’est engagé avec constance en faveur de l’unité des Congolais. Deuxième épisode.

« Nous ne voulons aucun Tutsi dans Uvira » : que se passe-t-il dans la ville tombée aux mains des milices ?

« Nous ne voulons aucun Tutsi dans Uvira » : que se passe-t-il dans la ville tombée aux mains des milices ?

Le 10 septembre 2025, des miliciens Wazalendo ont donné 10 jours aux Tutsi pour quitter la ville d’Uvira sous peine de mort. African Facts revient sur les deux semaines de tension extrême et d’affrontements entre les milices et les autorités de Kinshasa qui ont précédé cet ultimatum et fait le point sur la situation actuelle dans la seconde ville du Sud Kivu.

« Les Banyarwanda du Congo ont détruit eux-mêmes leur identité » Entretien avec Faustin Ngabu

« Les Banyarwanda du Congo ont détruit eux-mêmes leur identité » Entretien avec Faustin Ngabu

Durant trente-six ans, de 1974 à 2010, Faustin Ngabu a dirigé le diocèse catholique de Goma, dans le Nord Kivu. Son mandat épiscopal fut marqué par les conflits armés et les guerres qui ont déchiré l’est de la République démocratique du Congo. Avec pour devise « que tous soient un », l’évêque s’est engagé avec constance en faveur de l’unité des Congolais. Premier épisode.