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En exil, l’ancienne famille présidentielle rwandaise demeure plus influente qu’elle ne veut paraître

par 2 septembre 2025Enquête

Alors que le maire et l’évêque d’Orléans ont refusé d’inhumer Protais Zigiranyirazo, soupçonné d’être le cerveau du cercle affairiste qui avait promu le génocide des Tutsi au Rwanda et que deux juges d’instruction tentent de blanchir l’ancienne première dame Agathe Kanziga, suspectée d’appartenir à ce même cercle, African Facts a enquêté sur la survivance de ce réseau.

« Il est constant que Protais Zigiranyirazo a appartenu au cercle restreint des conseillers et membres de la famille du président rwandais Habyarimana, dénommé ‘’Akazu’’, et il est de notoriété publique que ce premier cercle du pouvoir rwandais a été impliqué dans la préparation et la planification du génocide », écrit le juge des référés du tribunal administratif d’Orléans dans une ordonnance du 28 août 2025. « Le maire d’Orléans pouvait, sans erreur de droit ni d’appréciation, se fonder sur l’implication grave et directe de Protais Zigiranyirazo dans le génocide rwandais pour refuser l’autorisation d’inhumer ». Plusieurs centaines de personnes étaient initialement attendues ce jeudi 28 août à Orléans pour célébrer dans « l’un des plus grands édifices religieux de la commune », l’Église Saint-Paterne, les obsèques de ce rwandais décédé au Niger le 3 août 2025 à l’age de 87 ans.

Condamné d’abord à 30 ans d’emprisonnement par le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) pour son rôle central dans le génocide des Tutsi qui fit un million de morts entre avril et juillet 1994, Protais Zigiranyirazo fut acquitté en appel grâce à des vices de forme.

Ces funérailles, que l’évêque d’Orléans avait refusé de célébrer selon les exigences de la famille, ont donc été interdites in extremis par un arrêté du maire de la ville, confirmé par le magistrat administratif qui estime fondés les « risques avérés de troubles à l’ordre public résultant tant de l’inhumation du défunt au cimetière municipal que de la possible constitution d’un lieu mémoriel ».

Surnommé « Monsieur Z » dans son pays natal, le défunt était considéré comme le cerveau d’un clan affairistes qui régnait sur le Rwanda. African Facts en faisait déjà mention dans une précédente enquête concernant les liens de l’ancienne famille présidentielle avec des acteurs du conflit actuel en République démocratique du Congo. Au fil de notre enquête, il est apparu que la famille Habyarimana a conservé une influence et de nombreux contacts dans la diaspora extrémiste rwandaise. C’est le cas de la petite sœur de « Monsieur Z » et ancienne première dame du Rwanda, Agathe Kanziga. Aujourd’hui, leurs enfants participent aux activités des nostalgiques de l’ancien régime en exil.

Agathe Kanziga, la matriarche

« Je pense que le président de la République, Emmanuel Macron, va rouvrir le dossier d’Agathe [Kanziga] Habyarimana », déclarait Vincent Duclert au micro de France Culture le 29 mars 2021. Mandaté par le président français, l’historien a dirigé une commission française dont le rapport a conclu à des « responsabilités lourdes et accablantes » concernant le rôle et l’implication de la France durant le génocide des Tutsi. Les années ont passé et force est de constater que sa prédiction ne s’est pas réalisée.

Pire, dans une décision du 20 août 2025, deux juges d’instruction françaises ont prononcé un non-lieu en faveur d’Agathe Kanziga. Pour les magistrates, elle apparaîtrait « non comme auteure du génocide, mais bien comme une victime de cet attentat terroriste [contre le président Juvénal Habyarimana, signal de départ du génocide NDLR], au cours duquel elle perdait non seulement son mari, mais également son frère et des proches et suite auquel elle était contrainte à l’exil ». Une décision qui soulève de nombreuses questions, prise sans même se donner la peine d’attendre celle de la Cour d’appel. Celle-ci s’était réunie le 21 mai pour se prononcer sur la fin de l’instruction décidée cinq jours plus tôt et contestée par le Parquet national antiterroriste (PNAT) et les parties civiles.

« Les documents d’archives que nous collectons montrent la très forte implication d’Agathe Habyarimana dans le génocide des Tutsis en étant, comme son frère, le cerveau du réseau zéro, c’est-à-dire l’état-major secret chargé de l’extermination des Tutsis », a insisté l’historien Vincent Duclert au micro de France Inter trois jours après la décision de non-lieu. Selon lui, « un complément d’enquête semble clairement s’imposer ».

L’ancienne première dame rwandaise incarne depuis plus de 30 ans la terrible compromission de l’Élysée avec le régime qui a promu le génocide des Tutsi. Elle fut évacuée du Rwanda dans les premiers jours du génocide, conformément au vœu personnel du président français François Mitterrand. Définitivement établie dans l’hexagone depuis 1998, elle n’est jamais parvenue à régulariser sa situation administrative pour autant.

Au Rwanda, un clan affairiste organisé en cercles concentriques autour de la famille d’Agathe Kanziga et surnommé l’Akazu (« la maisonnée » en kinyarwanda) ou Réseau zéro (selon les sources) concentrait tous les pouvoirs. Ses membres sont lourdement soupçonnés d’avoir imaginé, planifié et supervisé le génocide des Tutsis. L’existence d’un tel groupe, aussi informel fût-il, n’a rien d’une « rumeur tenace » comme l’ont évacué les deux magistrates françaises qui ont prononcé le non-lieu. Le tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) avait estimé en 2008 « qu’il est prouvé au-delà de tout doute raisonnable qu’un puissant groupe composé principalement de membres de la famille élargie du Président existait avant et durant le génocide », puis en 2009 que « l’Akazu exerçait un pouvoir politique et financier substantiel au Rwanda et incluait les membres de la famille du Président du Rwanda aussi bien que des personnes des régions du Bushiru, de Gisenyi et de Ruhengeri ».

Des témoins accusent Agathe Kanziga d’avoir ordonné certains des premiers meurtres du génocide. Elle est visée par une plainte dans l’hexagone depuis 2007. La France avait refusé de l’extrader vers le Rwanda sans pour autant la juger dans des délais raisonnables. Aujourd’hui, le PNAT et les parties civiles font appel du non-lieu en sa faveur.

Dans l’exil, Agathe Kanziga s’est forgé un personnage public de veuve éplorée. Devant les enquêteurs et les magistrats, elle a toujours nié l’intégralité des faits qui lui sont reprochés. Dans ses auditions consultées par African Fact, l’ex-première dame se présente comme une simple « femme au foyer » complètement étrangère au pouvoir et n’apparaissant que dans un rôle protocolaire lors de réceptions officielles.

Divers travaux contredisent cette version, dont par exemple une très sérieuse enquête en langue anglaise, publiée en 2019 par le journaliste britannique Andrew Wallis sous le titre Stepp’d in blood. Une somme très documentée de 744 pages qui plonge au cœur de l’Akazu des années 90. Un réseau à travers lequel Agathe Kanziga était bien plus que la figurante qu’elle décrit.

Et, depuis son exil francilien, l’ex-famille présidentielle rwandaise pourrait bien être restée plus influente qu’elle ne le prétend.

L’Akazu en exil

Le 6 septembre 2016, Agathe Kanziga, son fils cadet Jean-Luc et sa fille aînée Jeanne sont réveillés avant l’aube. La journée s’annonce très nuageuse. À 6h10, Courcouronnes est plongée dans une épaisse pénombre quand trois gendarmes et un policier se présentent à la villa du clan Habyarimana. Pendant quatre heures, les enquêteurs perquisitionnent les lieux. Ils saisissent le matériel informatique, découvrent quelques notes éparses sur des feuilles volantes, mais aussi un répertoire manuscrit, consigné par l’ancienne première dame, qu’African Facts a consulté.

Le croisement des informations qu’il contient avec des données récoltées par African Fact auprès de différentes administrations belges et françaises permet aujourd’hui d’affirmer qu’Agathe Kanziga entretient des relations directes avec des membres de premier plan de seize associations extrémistes rwandaises basées à Anvers, Bruxelles, Gand, Lille, Namur, Orléans, Paris, Rouen et Termonde.

Toutes ces associations sont liées plus ou moins étroitement entre elles dans le cadre d’un réseau qui fut initialement mis en place dans le but de collecter des fonds en Europe pour le compte du Rassemblement pour le retour de la démocratie au Rwanda (RDR, rebaptisé depuis Forces démocratiques unifiées) au sein duquel s’étaient réunis, dès 1995, les génocidaires rwandais en exil avec pour but de reprendre le contrôle du Rwanda par la force.

Certains de ces contacts de la famille Habyarimana dans le réseau issu du RDR ont été conviés à une réception organisée par le clan Habyarimana en juin 2012 au cours de laquelle ils étaient invités à cotiser au sein d’un mystérieux groupe. Les invitations et la comptabilité relatives à cet événement, consultés par African Facts, étaient stockées dans un ordinateur saisi par les enquêteurs au domicile d’Agathe Kanziga.

Les convives sont tous des réchappés de l’ancienne élite du Rwanda. Ceux-là mêmes que l’on surnommait l’Akazu et qui jadis, selon un ancien haut fonctionnaire du régime, Christophe Mfizi, se réunissaient déjà sous couvert de fêtes privées, déjeuners, dîners, mariages ou bien anniversaires au cours desquels étaient donnés les ordres.

Dans un précédent article, nous révélions notamment comment l’un des invités, le suspect de génocide Jean Chrysostome Nyirurugo, s’est impliqué auprès d’une organisation dont la branche armée a ensanglanté le Rwanda et la République démocratique du Congo depuis plusieurs années.

Outre la famille présidentielle élargie, on y croise trois membres de l’association anversoise Afribel qui animait jusque récemment le groupe de danse traditionnelle rwandaise « Umutsama ». L’un d’entre eux, originaire du même village que la première dame, Giciye, a siégé au bureau de l’association durant pas moins de quatorze ans. Il est le beau-fils d’une amie proche d’Agathe Kanziga, l’ancienne ministre de la Famille et de la promotion féminine Pauline Nyiramasuhuko qui purge une peine d’emprisonnement à perpétuité incompressible (réduite en appel à 47 ans) prononcée par le TPIR et qui fut la première femme condamnée pour viol comme crime contre l’Humanité. Quant au beau-frère de l’invité, Arsène Ntahobari, il fut le plus jeune accusé du TPIR, jugé au cours du même procès et condamné à la même sentence. Afribel compte aussi parmi ses membres la propre fille de Pauline Nyiramasuhuko ainsi que l’épouse d’un ancien bourgmestre rwandais, Élie Ndayambaje, qui fut lui aussi jugé lors du même procès au TPIR et condamné à la même peine.

L’association a été radiée en janvier 2024 pour ne pas avoir respecté la nouvelle législation obligeant les ASBL (associations sans but lucratif) à déclarer leurs « bénéficiaires effectifs ». Dans un mémorandum interne rédigé en 1996 et consulté par African Facts, le RDR prévoyait explicitement de « créer des associations (ONG, groupes folkloriques…) servant de couverture aux activités de collecte ou de transit de fonds ».

D’autres proches de personnes reconnues coupables par le TPIR participent aux agapes organisées par la famille Habyarimana, comme le fils du commandant du bataillon para-commando rwandais, le major Aloys Ntabakuze, condamné à 35 ans pour génocide par cette institution.

Parmi la trentaine d’invités, certains sont eux-mêmes suspectés de génocide comme l’ancien ministre de la Santé Jean-Baptiste Ndalihoranye, 70 ans, originaire lui aussi de Giciye. Une source jadis proche de ce groupe nous l’a décrit comme « l’interface de la famille Habyarimana dans les affaires de la diaspora ». Et les données que nous avons récoltées auprès de l’administration belge semblent lui donner raison. Elles montrent qu’il s’implique depuis 2001 dans des structures associatives extrémistes spécifiquement dédiées à la collecte d’argent et enregistrées dans la région de Bruxelles. Il compte parmi les administrateurs de l’une d’entre elles depuis 2005 et l’a présidée de 2008 à 2018. Jean-Baptiste Ndalihoranye figure pourtant depuis 1996 sur la liste des individus que le Rwanda considère comme des « génocidaires de la première catégorie » et souhaite poursuivre.

À la lecture de ces documents qui éclairent l’entourage d’Agathe Kanziga, l’image publique d’une dévote recluse, dépourvue d’idéologie et imperméable à la politique s’effrite quelque peu. Un réseau parallèle semble se dessiner à l’intérieur même de la toile associative qui domine la diaspora en Europe. Agathe Kanziga et ses proches n’avaient jusqu’à présent laissé que peu de traces matérielles qui puissent témoigner de leur rôle dans le premier cercle rwandais. Mais en France, l’ancien clan présidentiel participe en réalité parfois directement aux activités de la diaspora extrémiste.

Le 12 octobre 2019, six personnes se réunissent dans une résidence étudiante de L’Haÿ-les-Roses, dans le Val-de-Marne, pour rédiger les statuts d’une association baptisée « Jambo France », affiliée à l’association éponyme belge dont le site web est aujourd’hui l’une des vitrines du discours extrémiste.

Parmi les participants à la réunion, Léon Habyarimana, 49 ans, qui n’est autre que l’un des fils d’Agathe Kanziga, marié à l’une des filles de l’homme d’affaires Félicien Kabuga soupçonné d’être le grand argentier du génocide des Tutsi, arrêté en région parisienne le 16 mai 2020, mais jugé « inapte » à faire face à la Justice. « Je sais que Léon était dans la rencontre que nous avons eue avec les personnes que l’on voulait inviter à lancer cette branche de Jambo en France. J’espère qu’il en sera membre et ça ne me posera aucun souci », nous avait alors expliqué le président de l’association belge Jambo qui reconnaissait d’emblée que « les enfants Habyarimana sont des amis ». Son souhait a été exaucé. Léon devient secrétaire général de Jambo France et dispose de la « qualité de premier représentant de l’association ».

Le 17 avril 2021, trois des enfants Habyarimana, Léon, Jean-Luc et Marie-Merci, paraphent les statuts d’une autre association baptisée « Juvénal Habyarimana pour la justice, la paix, l’unité et la dignité » dont l’objet consiste, notamment, à « faire la promotion de la vision et des idéaux du président Juvénal Habyarimana […] ainsi que sa réhabilitation dans l’histoire ». Tout un programme en quelques mots…

02/09/2025

Nous avons tenté de joindre Agathe Kanziga et Léon Habyarimana. « Aucun n’a envie de parler », nous a affablement expliqué un autre fils d’Agathe qui nous a invité à contacter leur avocat. Nous avons adressé nos questions à ce dernier qui n’a pas répondu.

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