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Attentat du 6 avril 1994 au Rwanda : le rôle d’Aloys Ntiwiragabo dans la longue intoxication de la Justice

par 23 octobre 2025Enquête

Retrouvé en 2020 près d’Orléans alors qu’il avait échappé à la justice internationale durant 26 ans, le colonel Aloys Ntiwiragabo est le principal architecte du négationnisme du génocide des Tutsi. Il a notamment participé à l’instrumentalisation de la Justice française dans l’affaire de l’attentat du 6 avril 1994. Deuxième épisode.

Le soir du 6 avril 1994, deux missiles sont tirés contre l’avion du dictateur rwandais Juvénal Habyarimana qui s’apprête à atterrir à Kigali, capitale du Rwanda, en compagnie du président burundais Cyprien Ntaryamira. Les deux chefs d’État ainsi que l’ensemble des passagers de l’appareil meurent dans l’attentat. Les tireurs ont ouvert le feu depuis un camp de l’armée rwandaise. C’est un coup d’État militaire qui ouvre la voie à un génocide qui fera plus d’un million de victimes. Pendant deux décennies, l’identité des auteurs du crime sera au cœur d’une vaste entreprise de diversion.

Retrouvé par Mediapart en 2020 dans le Loiret où il réside toujours, l’ancien chef des renseignements militaires rwandais Aloys Ntiwiragabo semble avoir été au cœur de la conspiration du 6 avril 1994 comme nous l’avons raconté dans un premier épisode. Durant les décennies suivantes, le maître-espion va échafauder un récit alternatif des événements et intoxiquer les parlementaires et les magistrats français.

L’architecte du négationnisme

Le jour suivant l’attentat contre le président du Rwanda, à l’aube, des soldats rwandais assassinent la Première ministre ainsi que dix Casques bleus belges censés la protéger. Ce crime pousse Bruxelles à rappeler ses militaires déployés au pays des mille collines dans le cadre d’une mission de maintien de la paix.

Dès l’été 1995, la Belgique lance des mandats d’arrêt contre des officiers supérieurs rwandais en exil qu’elle considère comme responsables de la mort de ses dix Casques bleus. Aloys Ntiwiragabo rédige alors un bref « démenti » de ce qu’il appelle de « fausses accusations ». Selon lui, les Belges seraient morts « par hasard » au cours d’une situation « déjà irréversible et indomptable » due à la « colère » des soldats du rang rwandais. Les Casques bleus et les rebelles seraient par ailleurs selon lui « les premiers suspects dans l’assassinat du président ». Le colonel Ntiwiragabo en profite pour se présenter lui-même comme détenant « au moins une partie de la vérité » pouvant « éclairer le Tribunal international ».

Quatre textes d’Aloys Ntiwiragabo posent ensuite les bases qui alimenteront toutes les théories négationnistes jusqu’à nos jours. Les arguments fallacieux et les faits alternatifs qu’il déploie à l’appui de son récit servent encore aujourd’hui d’ingrédients à tous les ouvrages qui nient, minorent ou banalisent le génocide des Tutsi.

En décembre 1995, le colonel écrit un volumineux document présenté comme une « contribution à la recherche de la vérité » et rédigé comme un acte d’accusation du nouveau pouvoir rwandais. Ces 242 pages sont alors destinées à la défense des génocidaires devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) mis sur pied par les Nations Unies pour juger les principaux responsables du génocide. Un an après sa rédaction, un « ancien militaire rwandais » remet une copie de ce document à l’attaché de défense de l’ambassade de France à Nairobi, au Kenya. Ce dernier transmet le dossier par « valise accompagnée » à la Direction du renseignement militaire (DRM).

Puis, entre le 14 mai et le 30 juin 1997, Aloys Ntiwiragabo écrit depuis Nairobi trois autres textes négationnistes qui totalisent 40 pages. Ceux-ci portent plus précisément sur l’attentat du 6 avril 1994 contre le dictateur du Rwanda, l’assassinat de la Première ministre ainsi que le meurtre des dix Casques bleus belges le 7 avril 1994.

C’est d’abord en France que ces contrefaçons trouvent un écho. Le 3 mars 1998, l’Assemblée nationale met sur pied une mission d’information parlementaire sur les opérations françaises au Rwanda entre 1990 et 1994. Le colonel Ntiwiragabo signe une lettre manuscrite qu’African Facts a pu consulter. Elle s’adresse au président de l’institution (à l’époque Laurent Fabius) avec pour objet : « La France victime de délation dans le drame rwandais ». Il y salue « le rôle plutôt salutaire du gouvernement français dans la crise rwandaise » et dénonce les « vérités travesties », « un embargo de fait médiatique et diplomatique », mais aussi un « lobby » qui aurait « intoxiqué et manipulé l’opinion internationale dans le but de la mobiliser contre le peuple Hutu ». La France serait « mal écoutée » selon lui. « Les autres puissances […] semblent être coalisées contre la France pour la rendre responsable du drame rwandais », écrit-il.

Assez rapidement, les députés prennent connaissance des autres écrits d’Aloys Ntiwiragabo en possession de la DRM. Le 19 mai, un mercenaire belge auditionné à huis clos insiste sur la version du colonel rwandais et indique que celui-ci a remis des photographies aux services français. Le 2 juin, la DRM transmet aux parlementaires des clichés de lance-missiles qui auraient servi à abattre l’avion du président rwandais. Or, ces photographies ne montrent pas les armes utilisées pour commettre le crime. Elles furent réalisées par le service d’Aloys Ntiwiragabo, précisément dans le but de brouiller les pistes. Le colonel les avait fait parvenir à Paris en plein génocide.

Publié le 15 décembre 1998, le rapport parlementaire français fera la part belle à l’hypothèse (fausse) d’un attentat commis par les rebelles à l’aide de ces lance-missiles. Mais le colonel Ntiwiragabo n’en s’en tient pas là.

L’homme qui murmurait à l’oreille du juge Bruguière

Parallèlement à la mission parlementaire, une enquête judiciaire concernant l’attentat du 6 avril 1994 est ouverte en France en mars 1998 à la suite d’une plainte des familles des pilotes français. À l’initiative de cette procédure, on retrouve aussi et surtout, l’ancienne famille présidentielle rwandaise alors récemment installée dans l’hexagone et dont Aloys Ntiwiragabo s’avère proche par ailleurs.

Durant seize longues années, ce dossier judiciaire va être la pierre angulaire d’une immense opération de diversion. Celle-ci repose sur une narration tronquée, mais simple, qui fait de l’attentat du 6 avril 1994 l’élément déclencheur du génocide des Tutsi – i.e. l’extermination d’un million de personnes ne serait qu’une réaction spontanée à cet événement. Suivant ce raisonnement, les personnes qui auraient abattu l’avion seraient de facto responsables du génocide. Une construction fallacieuse qui s’appuie sur une pétition de principe grotesque – en réalité le génocide était planifié de longue date et l’attentat n’en fut que le signal de départ – mais à laquelle des magistrats, des fonctionnaires, des politiciens et certains journalistes donnèrent un écho considérable. Ce récit vicié instillé par une poignée d’individus agissant dans l’ombre, au premier rang desquels Aloys Ntiwiragabo, va agir comme un poison lent dans l’opinion.

L’instruction sur l’attentat du 6 avril 1994 est confiée au juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. Et, entre le 14 décembre 1999 et le 9 juin 2001, les enquêteurs et le magistrat reçoivent à leur tour les cinq textes du colonel Ntiwiragabo. Ces documents suscitent chez eux un vif intérêt comme en attestent une série de procès-verbaux consultés par African Facts.

Les écrits du colonel piquent d’autant plus la curiosité des enquêteurs que dans le même laps de temps, un officier français présent au Rwanda en 1994 témoigne lors de son audition de l’existence d’un message de revendication de l’attentat. Or, les textes du colonel évoquent également cet élément. Et pour cause, il s’agit en réalité d’un faux, confectionné par Aloys Ntiwiragabo lui-même en amont de l’attentat. Les enquêteurs en prennent finalement connaissance et le retranscrivent sur procès-verbal. Le ministère de la Défense français leur transmettra ensuite les photographies des lance-missiles qui ont prétendument servi à abattre l’avion, réalisés par le service du colonel Ntiwiragabo.

Jean-Louis Bruguière s’envole pour Kinshasa en République démocratique du Congo et auditionne Aloys Ntiwiragabo le 9 juillet 2001. Une rencontre dont le juge ne conserverait pas de souvenir aujourd’hui. « Le personnage ne me dit rien et même si c’était le cas, je ne me prononcerais pas », répond-il à African Facts.

Aloys Ntiwiragabo dirige alors un groupe armé de sa propre création : les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR). Une organisation paramilitaire qui commet des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité en République démocratique Congo. L’un des principaux témoins et informateurs du juge français, Christophe Hakizabera, était l’émissaire des FDLR en Europe. « Nous on s’en balançait qu’ils fassent partie de cette organisation, on les entendait dans le cadre de l’attentat. Le FDLR c’était pas notre problème », nous raconte un ancien fonctionnaire du ministère de l’Intérieur, jadis proche du dossier. Selon lui, il s’agissait simplement des « opinions politiques » de Ntiwiragabo et Hakizabera et cela ne les concernait pas.

L’individu que le magistrat antiterroriste et les enquêteurs français rencontrent à Kinshasa durant l’été 2001 s’avère alors officiellement recherché par le Tribunal pénal international pour son rôle dans le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994. Mais cela ne semble pas les incommoder non plus. « Un témoin est un témoin. Alors on procède à son audition. Qu’il soit recherché, bon ben pourquoi pas hein… De toute façon, on n’a pas la possibilité de l’arrêter là où il se trouve. On n’a aucune compétence pour arrêter quelqu’un dans un pays étranger » balaie notre source qui participait à l’enquête.

Aloys Ntiwiragabo fournit au magistrat français un témoignage providentiel. L’ancien chef du service G2 se charge de combler les trous dans un scénario qu’il a lui-même imaginé quelques années auparavant et qu’il distille patiemment au juge depuis plus d’un an. En 2006, Jean-Louis Bruguière rédige une ordonnance qui consacre la fable du colonel Ntiwiragabo et lance neuf mandats d’arrêt contre les anciens rebelles qui dirigent désormais le Rwanda.

Il faudra attendre douze années supplémentaires pour qu’un non-lieu ne soit prononcé en 2018 par d’autres magistrats après un long travail de détricotage du scénario imaginaire mis sur pied par le maître-espion. Une expertise balistique et acoustique menée sur place a notamment déterminé que les tirs contre l’avion du président provenaient d’un camp de l’armée régulière rwandaise. Sur cette affaire qu’il qualifie à juste titre de « sensible », Jean-Louis Bruguière nous a dit ne pas vouloir « donner le sentiment de [s]’y intéresser à nouveau ou d’avoir un esprit partisan et polémique ». Sollicité, l’avocat d’Aloys Ntiwiragabo nous a demandé de « cesser d’importuner » son client.

23/10/2025 | Enquête

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