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L’ombre de l’ancienne famille présidentielle rwandaise plane sur le conflit congolais

par Août 6, 2025Enquête

Alors que le rôle et l’importance des génocidaires rwandais et de leurs idées dans le conflit à l’est de la République démocratique du Congo sont de plus en plus relativisés et minorés, African Fact révèle les liens entre l’ancienne famille présidentielle du Rwanda et divers acteurs armés parmi lesquels les FDLR, le FLN, mais également un général congolais qui coordonne les milices Wazalendo.

Depuis trois ans, une guerre déchire la région du Kivu dans l’est de la République démocratique du Congo. Elle oppose les forces du gouvernement de Kinshasa et une coalition de groupes armés rassemblés sous l’étiquette « Wazalendo » d’une part, à l’Alliance du fleuve Congo (AFC) et sa principale force combattante, l’organisation politico-militaire Mouvement du 23 mars (M23), soutenu par l’Ouganda et le Rwanda, d’autre part. Le M23 revendique, entre autres, le respect des droits fondamentaux de plusieurs communautés parmi lesquelles celle des Congolais rwandophones, victimes d’une sanglante vague de persécutions dans tout l’est du pays depuis 2017.

Selon Kinshasa et un aréopage d’« experts » et de journalistes occidentaux, la rébellion congolaise ne serait en réalité qu’une marionnette dont Kigali tirerait les fils pour servir d’obscurs intérêts économiques. Les persécutions subies par les Tutsis congolais seraient exagérées pour fournir un prétexte à cette entreprise. Et les responsables du génocide des Tutsis du Rwanda qui causa un million de morts en 1994 et dont Kigali dénonce la présence à ses frontières ne seraient en fait plus que l’ombre d’eux-mêmes et joueraient un rôle anecdotique dans le Kivu. Un discours qui tend aujourd’hui à s’imposer dans le paysage médiatique.

Mais dans l’ombre, loin du tumulte des armes, un acteur pourrait bien jouer sa propre partition. L’ancien clan dirigeant du Rwanda dont on croyait pourtant que l’influence s’était étiolée dans l’exil jusqu’à disparaître. Une illusion qui arrange bien ses membres, mais que les faits contredisent.

En contact direct avec le fondateur des FDLR

Notre enquête démarre il y a cinq ans. Le 3 juin 2020, la Cour d’appel de Paris se penchait sur l’extradition de Félicien Kabuga, suspecté d’être le grand argentier du génocide des Tutsis du Rwanda, qui devait être jugé par le mécanisme du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Son beau-fils, Léon Habyarimana assiste à l’audience. Il s’agit du cinquième des huit enfants de l’ancien dictateur rwandais Juvénal Habyarimana et de son épouse Agathe Kanziga.

Léon se trouve ce jour-là en compagnie du secrétaire exécutif des Forces démocratiques de libérations du Rwanda (FDLR), un groupe armé formé par les génocidaires rwandais en exil et responsable de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité dans l’est de la République démocratique du Congo. Les deux hommes multiplient les conciliabules sur le parvis du palais.

Cette apparente affinité entre un fils de l’ancien couple présidentiel rwandais et un haut cadre des FDLR était-elle fortuite ou au contraire découlait-elle d’une réelle proximité existant par ailleurs ?

Pour découvrir un lien direct entre l’ex-famille présidentielle et le groupe armé FDLR, il faut se rendre à Orléans. Un homme d’une importance capitale se terre dans la cité johannique : le colonel Aloys Ntiwiragabo, le fondateur et premier commandant suprême des FDLR. Une présence demeurée secrète pendant plus de quatorze ans avant d’être révélée en 2020 au terme d’une longue enquête menée par Mediapart. Il est aujourd’hui visé par une information judiciaire en France pour son rôle présumé dans le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994.

Selon Paul Rwarakabije, ancien chef militaire des FDLR qui a témoigné en 2008 dans un rapport d’enquête rwandais, l’ancienne première dame Agathe Kanziga faisait parvenir des sommes d’argent conséquentes à l’organisation via des intermédiaires français au début des années 2000. D’après cet ancien officier, le destinataire de ces liquidités n’était autre qu’Aloys Ntiwiragabo lui-même.

Le numéro de téléphone du domicile des époux Ntiwiragabo figure dans un répertoire manuscrit saisi par la gendarmerie française lors d’une perquisition menée chez Agathe Kanziga en 2016. Un document que African Fact a pu consulter. L’ex-première dame pouvait-elle ignorer que l’officier rwandais le plus haut gradé échappant encore à la justice vivait dans cet appartement depuis au moins 2006, soit 10 ans avant la découverte de ce document par la gendarmerie française ?

La famille Habyarimana s’avère en tout cas très bien connectée avec la communauté rwandaise d’Orléans dont fait partie intégrante le couple Ntiwiragabo. Depuis 2016, Clémentine, une nièce d’Agathe Kanziga siège au conseil d’administration de l’association des Rwandais de l’agglomération orléanaise (ARAO), cofondée quinze ans plus tôt par la femme d’Aloys Ntiwiragabo. Clémentine est la fille de Protais Zigiranyirazo (alias « Monsieur Z ») le frère aîné d’Agathe Kanziga, largement considéré comme la tête pensante du clan présidentiel. Cinq autres membres de l’association orléanaise, dont le président, figurent par ailleurs dans les contacts de l’ancienne première dame du Rwanda.

African Fact a également eu accès à la correspondance du fils cadet d’Agathe Kanziga, Jean-Luc Habyarimana. Celle-ci laisse peu de doute sur sa connaissance de la cachette d’Aloys Ntiwiragabo. Sur l’un des ordinateurs saisis par les enquêteurs français dans la villa des Habyarimana se trouve un échange de mail entre Jean-Luc et l’un de ses cousins datant de février 2014. Son interlocuteur évoque un certain « Omar », ancien officier de la gendarmerie à Kacyiru, puis ajoute une autre précision entre parenthèses : « Orléans tu vois ». Jusqu’en 1994, Aloys Ntiwiragabo, colonel dans la gendarmerie, résidait dans le camp militaire situé sur la colline de Kacyiru, à Kigali. Omar était le nom de code qu’il s’était donné lors de son passage au Soudan et par la suite en tant que commandant suprême des FDLR.

Un autre ami de la famille dans le MRCD-FLN

African Facts s’est procuré la liste des invités et le budget d’une réception organisée par la famille Habyarimana en 2012. L’événement réunit le clan présidentiel ainsi que des membres de l’ancienne élite du Rwanda dont certains sont eux-mêmes poursuivis ou soupçonnés de génocide ou dont les proches furent condamnés par le Tribunal pénal international pour le Rwanda.

Certains convives se sont impliqués auprès de groupes armés actifs au Congo, à l’instar de Jean Chrysostome Nyirurugo. Originaire du même village que la première dame, Giciye, il fut directeur général du ministère de l’Enseignement primaire et secondaire au Rwanda avant le génocide. Il participait également à une association présidée par le colonel Théoneste Bagosora (principal chef de file des génocidaires condamné à 35 ans de prison par le TPIR) et réunissant localement les membres du premier cercle politico-militaire du pays.

Un rapport publié par une ONG de défense des droits de l’Homme rwandaise en septembre 1994 désignait Jean Chrysostome Nyirurugo comme responsable de l’extermination d’une famille entière à Kigali. Un crime qu’il aurait commis en compagnie de ses deux fils. Âgé de 85 ans, il est désormais établi dans la région de Metz (Moselle) et n’a jamais été inquiété.

L’octogénaire ne semble pas résigné à renoncer à la politique, voire même à recourir à la violence. Le nom de Jean Chrysostome Nyirurugo figure dans un document répertoriant les personnes chargées de la « mobilisation » en faveur du Parti démocratique du Rwanda (PDR), regroupé avec d’autres organisations au sein du Mouvement rwandais pour le changement démocratique (MRCD). Sa branche armée, le Front de libération nationale (FLN), a commis des crimes au Congo et au Rwanda parmi lesquels des exécutions aveugles de civils. Ce document a été saisi par la police fédérale belge au cours d’une perquisition menée le 21 octobre 2019 au domicile du président du MRCD-FLN.

Et Jean Chrysostome Nyirurugo n’est pas le seul membre de ce groupe lié au clan Habyarimana. Ainsi, parmi les contacts d’Agathe Kanziga dans la communauté extrémiste rwandaise d’Orléans que nous mentionnions plus haut figure également l’un des cofondateurs du PDR.

Après une série d’attaques visant des civils qui ont causé neuf morts et de nombreux blessés sur le territoire rwandais entre 2018 et 2020, le FLN a été partiellement décapité par l’arrestation puis la condamnation d’une partie de ses chefs par le Rwanda. Il s’est depuis scindé en trois groupes toujours présents dans les territoires d’Uvira et de Fizi en RDC ainsi qu’au Burundi voisin et continue de sévir.

Des liens anciens avec un général congolais dirigeant les milices Wazalendo

Depuis son exil doré, l’ancienne famille présidentielle pourrait-elle être liée de près ou de loin à la situation dramatique dans l’est du Congo autrement que par ses liens avec des dirigeants des FDLR et d’autres groupes armés en Europe ? Elle dispose en tout cas depuis au moins huit ans d’un contact de poids sur le terrain.

L’agenda d’Agathe recèle en effet une autre information et non des moindres. Il révèle que la première dame dispose du numéro de téléphone d’un officier supérieur des forces armées congolaises aux activités pour le moins troubles : le général Janvier Mayanga wa Gishuba.

Le général Mayanga compte dès 1993 parmi les fondateurs des toutes premières milices de « combattants » Hutus congolais dans le Masisi (Nord Kivu). Des groupes qui furent très liés au régime Habyarimana et dont certains membres participèrent même au génocide des Tutsis du Rwanda l’année suivante. Réintégré dans l’armée régulière dont il devient l’officier Hutu le plus gradé, Janvier Mayanga fut par la suite l’un des principaux instigateurs entre 2007 et 2009 de la coalition armée des Patriotes et résistants congolais (PARECO), majoritairement composé de miliciens Hutu. Une partie des PARECO, en collaboration avec les militaires congolais, mais aussi les FDLR, s’opposaient au Congré national pour la défense du peuple (CNDP), ancêtre de l’actuel M23, tandis que d’autres le rejoignirent.

Toute sa vie, Janvier Mayanga wa Gishuba est demeuré intimement lié à des groupes armés qui collaborent avec les FDLR. À tel point qu’à deux reprises, en 2008 et en 2009, même le Groupe d’experts des Nations Unies sur la République démocratique du Congo a fait part au Conseil de sécurité de contacts étroits entre le général Mayanga et les FDLR. L’officier est soupçonné d’avoir participé au financement de cette organisation criminelle.

En décembre 2023, le président de la RDC nommait le général Mayanga comme coordinateur national en charge de l’organisation et du renseignement des milices Wazalendo (les « patriotes » en kiswahili). Légalisée par décret présidentiel un mois plus tôt, cette appellation désigne depuis lors un ensemble hétéroclite de groupes armés dont les membres sont désormais officiellement considérés comme des « réservistes ». Parmi ces derniers, le fer de lance des troupes de la coalition se compose des FDLR et de leurs supplétifs locaux, les milices Nyatura.

Depuis février 2025 et la débâcle des forces pro-gouvernementales après la prise par les rebelles du M23 des deux capitales provinciales du Kivu, Goma et Bukavu, le général Mayanga se trouve à Uvira avec une partie de ses forces.

La guerre comme aubaine ?

Défait et exilé depuis trente ans, le clan Habyarimana que l’on croyait relégué aux marges de la politique et condamné à y rester semble ne jamais avoir complètement renoncé à l’espoir d’y jouer à nouveau un rôle. Alors, lorsque la guerre éclate au Kivu en 2022 et que le camp gouvernemental cède à la tentation d’utiliser les vieilles recettes politiciennes de la division, de la haine et du racisme, l’ancienne élite du Rwanda n’a pu manquer d’y voir une opportunité.

D’autant plus qu’au fil des défaites cuisantes et des « replis stratégiques » de son armée, le gouvernement de Kinshasa semble avoir progressivement perdu la main dans l’est de la RDC. La principale force militaire qui tient tête au M23 sur le terrain s’avère être les combattants des FDLR et leurs supplétifs Nyatura. Le pouvoir congolais doit donc composer avec ces génocidaires rwandais qui se prennent à rêver à nouveau d’un retour par la force au pays des mille collines.

Selon nos informations, confirmées par plusieurs sources sécuritaires régionales, Jean-Luc Habyarimana s’est discrètement rendu à Kinshasa au début du mois de juin 2024. Il y aurait rencontré des proches du président ainsi que des responsables des services de sécurités congolais. Si l’on ignore l’objet de ces réunions et la cause que venait plaider le cadet des Habyarimana, on ne peut que constater le rôle de porte-voix des revendications des FDLR qu’il a concomitamment endossé sur les réseaux sociaux.

Les mois qui suivent cette rencontre furent également marqués par un incident diplomatique autour du sort de six Rwandais jugés par le Tribunal pénal international et installés au Niger. Plusieurs documents « confidentiels » émis en juillet et septembre 2024 par la présidence de la RDC et par l’institution judiciaire des Nations Unies révèlent que Kinshasa projetait d’accueillir ces sulfureux individus sur son sol. Parmi eux, Protais Zigiranyirazo , l’oncle de Jean-Luc Habyarimana que l’on surnomme « Monsieur Z ». Ébruité, le projet semble avoir été abandonné.

Nous ne sommes pas parvenu à joindre Janvier Mayanga et Jean-Chrysostome Nyirurugo. Nous avons tenté de joindre Agathe Kanziga, Léon et Jean-Luc Habyarimana. « Aucun n’a envie de parler », nous a affablement expliqué un autre fils d’Agathe qui nous a invités à contacter leur avocat. Nous avons adressé nos questions à ce dernier qui n’a pas répondu. Suite à nos découvertes, nous avions aussi laissé un message vocal à Aloys Ntiwiragabo pour lui proposer un entretien. Il n’a pas donné suite. Son avocat nous a demandé de « cesser d’importuner » son client.

6 Août 2025

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