Rien ne permet de l’affirmer. Un faisceau d’éléments suggère plutôt que des membres des milices Nyatura – CMC seraient à la manœuvre. African Facts fait le point sur les accusations de massacre qui visent le M23 et la situation dans le territoire de Rutshuru, en République démocratique du Congo.
Des centaines de « fermiers Hutus » auraient été massacrés par les rebelles du Mouvement du 23 mars (M23) et l’armée régulière du Rwanda en l’espace de douze jours dans le territoire de Rutshuru, province du Nord Kivu, dans l’est de la République démocratique du Congo. Ces informations diffusées par l’agence de presse Reuters et des employés des Nations Unies sont-elles exactes ? Que s’est-il réellement passé ?
Outre une chronologie troublante, des chiffres qui ont considérablement varié en l’espace de quelques jours et l’absence d’éléments matériels ou de témoignages situés appuyant de telles affirmations, notre enquête met en lumière le rôle de miliciens Nyaturas – CMC et de leurs proches dans la confection et la diffusion de cette nouvelle. Sur place, la situation s’avère différente. Par ailleurs, des attaques contre des civils menées par les Nyaturas – CMC à la même période sont passées sous silence.
Une accusation aux fondements très fragiles
Tout commence le matin du 31 juillet 2025. L’agence Reuters publie un article qui affirme qu’un membre du bureau conjoint des Nations unies pour les droits de l’Homme (BCNUDH) lui aurait dit qu’une « attaque du M23 sur des fermiers et d’autres civils dans l’est de la République démocratique du Congo a tué 169 personnes plus tôt dans le mois » et parle de « l’un des plus mortels incidents depuis la résurgence du groupe ». L’agence de presse reconnaît ne pas avoir été en mesure de confirmer cette tuerie de manière indépendante. « Mais un activiste local a cité des témoins décrivant les combattants du M23 utilisant des armes à feu et des machettes pour tuer des dizaines de civils », ajoute le média. Et sur la base de cette même source anonyme, Reuters affirme que « les fermiers Hutus sont visés ». L’article rencontre peu d’écho.
Une semaine plus tard le 6 août 2025, le BCNUDH, par la voix du haut-commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU, affirme cette fois que « selon des témoignages directs, au moins 319 civils ont été tués par le M23, soutenu par les Rwanda defense force [l’armée régulière rwandaise NDLR], entre le 9 et le 21 juillet dans quatre villages du territoire de Rutshuru – un des plus lourds bilans documentés depuis la résurgence du M23. La plupart des victimes, dont au moins 48 femmes et 19 enfants, étaient des agriculteurs locaux ». L’inventaire des morts a quasiment doublé en l’espace de cinq jours et mentionne désormais des femmes et des enfants.
Depuis Paris, Reuters refait immédiatement un article sur le sujet évoquant à nouveau « des combattants du M23 utilisant des fusils et des machettes ». Les deux autres grandes agences de presse internationales AFP et Associated Press publient des dépêches. Cette fois, l’information est largement reprise : RFI, Le Monde, La Libre Belgique, Radio Canada, Al-Jazeera, ABC News….
Le BCNUDH base ses accusations de crime de guerre sur des « témoignages directs » anonymes sans donner plus d’indications sur la qualité et la position de leurs auteurs. Reuters se repose pour sa part sur le BCNUDH et sur les propos d’un seul « activiste local », anonyme lui aussi. Aucun nom de victime n’est connu, pas plus que les lieux de leur inhumation.
Nous aurions aimé en savoir plus. Mais contactée par African Facts, la journaliste à l’origine de l’article de Reuters nous a dit ne pas pouvoir s’exprimer sans l’autorisation de son employeur. Sollicité également, un agent du BCNUDH présent à Goma (Nord Kivu) a déclaré ne pas être habilité à nous parler. Quant au responsable du BCNUDH à Kinshasa, il nous a renvoyé vers le représentant local du Haut commissaire des Nations Unies aux droits de l’Homme. Ce dernier nous a répondu qu’il était en vacances depuis mi-juillet.
Ni l’agence de presse ni le bureau onusien ne produisent d’éléments matériels pour appuyer ces terribles charges. Les incidents violents de tout ordre qui surviennent extrêmement fréquemment dans cette région, certes reculée, engendrent pourtant immanquablement de tels éléments qu’il s’avère généralement possible de rassembler, recouper et contextualiser comme l’ont déjà entrepris ponctuellement certains médias et comme s’y emploie désormais African Facts.
African Facts a pu consulter une lettre rédigée le 28 juillet 2025 par le bureau du BCNUDH à Kinshasa et adressée au M23 au sujet « des allégations d’atteintes aux droits de l’homme et violation du droit international humanitaire ». Dans ce courrier expédié seulement trois jours avant la parution de l’article de Reuters et neuf jours avant les déclarations publiques du haut-commissaire, les fonctionnaires de l’ONU écrivent que « 169 personnes (principalement des civils) auraient été tuées par le M23 ».
Comment des « allégations » se sont-elles muées en accusations ? Pourquoi le BCNUDH a-t-il troqué le mode verbal conditionnel que la prudence impose dans de telles circonstances pour celui de l’indicatif ? Comment ce nombre de 169 victimes qui se retrouvait dans l’article de Reuters du 31 juillet a-t-il ensuite quasiment doublé en l’espace de cinq jours pour atteindre 319 morts le 6 août ?
Une force belligérante à la manœuvre ?
Durant la période qui sépare le début allégué des événements, le 9 juillet 2025, de la lettre du BCNUDH, le 28 juillet, une seule source a affirmé que le M23 aurait commis des crimes dans le groupement de Binza.
Le vendredi 25 juillet 2025, un Collectif des victimes de l’agression rwandaise (CVAR) publie un communiqué depuis Beni, à 300km au nord des lieux présumés du crime. Les auteurs affirment alerter sur un « massacre » perpétré par le M23 au cours duquel « plus de 200 personnes ont péri de manière cruelle ». S’agirait-il de la source du BCNUDH ? « Oui, nous les avons alerté et ils nous ont demandé de les mettre en contact avec des gens qui sont là-bas », confirme Patient Komayombi du CVAR joint par African Facts. « Ce qui a été publié ne représente que 80 % du bilan, car les gens continuent d’être tués à Binza jusqu’à aujourd’hui », affirme-t-il. « Nous ne connaissons pas tous les noms, car la zone est sous le contrôle de ces gens [du M23 NDLR]. Je ne peux pas fournir une liste totale. »
Pour appuyer son propos, Patient Komayombi nous a néanmoins fait parvenir des images. On y voit au total treize cadavres, onze hommes et deux femmes. C’est 306 de moins que ce le nombre supposé de victimes.
L’auteur d’une vidéo montrant trois dépouilles que nous a transmis le CVAR s’exprime en kiswahili, langue véhiculaire dans l’est de la RDC, avec un fort accent rwandais. Et un mot en particulier, prononcé dans sa langue natale, le trahit. « Ici, nous sommes à Busesa. Les « inyenzi » [cafards en kinyarwanda, surnom déshumanisant qui désignait les Tutsis durant le génocide de 1994 au Rwanda NDLR] ont tué les gens. Ils leur ont coupé la gorge. On les a tués avant-hier. Cette route est remplie de cadavres… », affirme-t-il sans pour autant en montrer davantage.
Le CVAR, qui semble être la principale, si ce n’est l’unique source concernant le présumé massacre de Binza mérite que l’on s’intéresse à lui de plus près. En effet, il s’avère qu’il n’est pas neutre.
Le CVAR a été fondé au début de l’année 2023 par des activistes communautaires Hutus du territoire de Rutshuru. Dans sa communication, il oppose régulièrement ce qu’il nomme la « population autochtone » à ceux qu’il désigne comme des « agresseurs » par nature halogènes. Le CVAR alimente ouvertement la thèse conspirationniste selon laquelle les Tutsis congolais seraient en réalité des « infiltrés » qui planifieraient de « massacrer » et de « remplacer » les Congolais. Une rhétorique que Patient Komayombi assume et que son organisation n’emploie pas par hasard.
L’une des figures publiques du CVAR, Heritier Gashegu, n’est autre que le porte-parole officiel des Nyaturas de la Coalition des mouvements pour le changement (Nyatura – CMC). Les milices Nyatura rassemblent des combattants Hutus congolais des territoires de Masisi et de Rutshuru. Elles furent fondées en 2010 à l’initiative des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), un groupe armé formé en exil par des responsables du génocide contre les Tutsis du Rwanda en 1994 et qui s’est rendu coupable de crime de guerre et de crime contre l’Humanité au Congo. Les Nyatura adhèrent à l’idéologie raciste des FDLR à qui elles servent localement de supplétifs et de proxy.
Deux autres membres du CVAR, Theoneste Bahati Gakuru et Barthelemy Sibomana Mushati, s’avèrent si radicalement impliqués dans des activités armées qu’ils font l’objet depuis septembre 2024 d’un mandat d’arrêt des autorités gouvernementales pour « assassinat, enlèvement, tortures et association de malfaiteurs » commis en compagnie de l’un des deux principaux commandants des Nyatura – CMC, Jean-Claude Habyarimana Mbitse, alias Jules Mulumba. African Facts a pu consulter ce document émis par l’auditorat militaire du Nord Kivu.
« Ces gens ne font pas partie du CVAR. Theoneste Gakuru était notre secrétaire exécutif, mais il a démissionné. En ce qui concerne les autres, ils n’ont jamais été membres du CVAR, mais comme la plupart de nos activités étaient publiques, on ne pouvait en aucun cas empêcher quelqu’un d’y participer » évacue Patient Komayombi. Au cours de son enquête, African Facts a cependant réuni des photos et des vidéos montrant Barthélemy Sibomana et Heritier Gashegu dans des postures qui ne laissent pas de place au doute quant à leur appartenance à cette organisation. Ce dernier s’est par ailleurs exprimé à plusieurs reprises au nom du CVAR.
À la lumière de ces éléments, il se pourrait bien que les fondements déjà fragiles qui soutiennent les récentes accusations du BCNUDH et de l’agence Reuters émanent en fait directement d’un belligérant du conflit.
Reste la question de l’évolution du nombre de morts supposés à Binza. Que s’est-il passé entre le 31 juillet et le 6 août qui pourrait expliquer que l’on parle de 150 victimes supplémentaires sur la même période et au même endroit ?
Nous ne pouvons rien affirmer. Mais le 3 août, un nouveau chiffres était apparu. Le Conseil territorial de la jeunesse de Rutshuru (CTJR) publiait un communiqué. Il affirmait que 296 personnes auraient été « exécutées sommairement » par le M23 au cours d’un « véritable carnage » à Binza. Les auteurs sont des proches du CVAR avec lesquels ils co-signent des communiqués de presse, co-organisent des événements, partagent même le réveillon de Noël depuis plusieurs années, bref, se confondent.
« C’est justement moi qui avais publié ce communiqué », répond Patient Twizere Sebashitsi, président du CTJR, contacté par African Facts. « Nous avons toutes les données possibles et nous les gardons dans notre base de données. Pour nous c’est un peu difficile de divulguer les informations que nous sauvegardons. Elles nous coûtent très cher et sont bien gardées. On ne peut pas les divulguer », oppose-t-il lorsque nous lui demandons des précisions.
L’année dernière, le CVAR et le CTJR s’étaient notamment mobilisés ensemble à Goma pour réclamer la levée des sanctions de l’Union européenne qui visent les deux commandants des miliciens Nyatura – CMC : Claude Habyarimana Mbitse, alias Jules Mulumba et Dominique Kamanzi Ndarurutse.
La situation à Binza
Après la prise de la capitale provinciale de Goma par le M23 en janvier 2025, les combats se sont déplacés plus au nord. Depuis plusieurs mois, les affrontements font rage et s’éternisent dans le groupement de Binza. Ils opposent le M23 au FDLR et au Nyatura – CMC qui occupaient précédemment cette zone qu’ils utilisaient notamment pour cultiver une partie de leur nourriture.
Selon les observations et les témoignages recueillis par notre correspondant dans la chefferie de Bwisha, les FDLR et les Nyatura se rendent en tenue civile, mais munis de leurs armes, dans les champs environnants les villages du groupement de Binza. Ils se fondraient ainsi dans la population des cultivateurs dont il serait difficile de les distinguer lorsque surviennent des affrontements. Dans ce contexte, des personnes non combattantes auraient effectivement été abattues par le M23 mais dans des proportions infiniment moindres que ce qu’ont affirmé le BCNUDH et Reuters. Et, selon nos informations, aucune d’entre elle n’aurait été « exécutée », encore moins à l’aide de machettes.
Nous avons confronté le M23 à ces informations. « Nous ne pouvons pas même égorger une poule ou une chèvre d’un Congolais. Nous sommes une armée du peuple et nous travaillons pour le peuple. Chez nous, la vie humaine d’un citoyen est sacrée. Nous donnons notre sang pour sauver et protéger cette population. Si un seul citoyen tombe quelque part, tous ceux qui étaient censés protéger ce citoyen doivent en répondre devant la hiérarchie », assure Willy Ngoma, le porte-parole militaire du M23 contacté par African Facts.
Par ailleurs, les FDLR et les Nyatura se livrent pour leur part à des représailles contre la population accusée d’aider leurs adversaires. Ainsi, comme en attestent des témoignages, des photos et des vidéos authentifiées par African Facts, une vingtaine de maisons ont été incendiées à Kizimba le 10 juillet dans l’une de ces opérations punitives. Plusieurs civils ont été sommairement exécutés par ces mêmes acteurs, certains décapités, au cours des derniers mois. Ces multiples incidents n’ont cependant pas été mentionnés par les fonctionnaires des Nations Unies et les grandes agences de presse internationales.