Durant trente-six ans, de 1974 à 2010, Faustin Ngabu a dirigé le diocèse catholique de Goma, dans le Nord Kivu. Son mandat épiscopal fut marqué par les conflits armés et les guerres qui ont déchiré l’est de la République démocratique du Congo. Avec pour devise « que tous soient un », l’évêque s’est engagé avec constance en faveur de l’unité des Congolais. Premier épisode.
African Facts a rencontré Faustin Ngabu à deux reprises à Goma, en février et septembre 2025. Dans ce premier entretien, le prélat revient sur la colonisation européenne et la question de la nationalité des Banyarwanda du Congo.
African Facts : Nous travaillons sur les deux Kivu pour essayer d’expliquer les différents conflits, dont celui qui oppose l’État congolais au Mouvement du 23 mars (M23). Nous souhaiterions que nos lecteurs puissent se faire une opinion sur ce qui se passe dans l’est de la République démocratique du Congo. Étant donné votre longue expérience à la tête du diocèse de Goma, nous pensons que vous saurez expliquer et donner des éléments de contexte pour aider à comprendre les causes de cette guerre.
Faustin Ngabu : Au début de la colonisation européenne, le Rwanda, le Burundi et la Tanzanie étaient des colonies allemandes. C’est à l’issue de la guerre 14-18 que le Burundi et le Rwanda furent placés sous le protectorat de la Belgique. Mais les Belges les ont gérés comme si c’était des colonies. Comme le Congo. Le Congo était pour sa part devenu une colonie à partir de 1908, quand le roi Leopold II a donné sa propriété à la Belgique.
Quelque chose que bien souvent les Congolais eux-mêmes ne savent pas, ou ne veulent pas savoir, c’est que le Rwanda ancien allait jusqu’à Kanyabayonga [une centaine de kilomètres au nord de Goma NDLR]. Donc tout ce territoire de l’actuel Congo qui s’étend de Goma au territoire de Rutshuru [territoire frontalier du Rwanda et de l’Ouganda qui s’étend au nord de Goma jusqu’au lac Édouard NDLR] et jusqu’à Kanyabayonga et Sake [20 km à l’est de Goma NDLR], c’était le Rwanda. Et les habitants de Goma appartenaient à une branche des Banyarwanda que l’on appelle les Abagunga.
Note de la rédaction d’African Facts : Faustin Ngabu reprend ici une théorie développée par l’auteur Alexis Kagame qui est contestée. S’il s’avérait que des Rwandais se sont bien rendus jusqu’à Kanyabayonga dans des temps anciens, ils auraient aussi bien pu le faire par l’Ouganda. Par ailleurs, les Banyarwanda n’ont pas établi de présence durable à Kanyabayonga. Les lieux où leur présence ancienne est communément admise sont les chefferies de Biayi, Busanza, Jomba, Gisigari et Rugari.
— Comment cette partie du Rwanda ancien a-t-elle été rattachée au Congo ?
C’est en 1910 que la Belgique et l’Allemagne ont décidé de tracer une nouvelle frontière. Ce qui fait que cette partie du Rwanda a été rattachée au Congo. Tous ces territoires sont passés au Congo.
— C’est donc une lutte d’influence entre la Belgique et l’Allemagne pour le contrôle des territoires de la région ?
Oui. Quelques années plus tard [durant la Première Guerre mondiale NDLR], les Allemands ont voulu récupérer ces territoires en s’alliant à Yuhi Musinga [roi du Rwanda de l’époque NDLR]. L’Allemagne a perdu la guerre. La limite tracée est restée et les Belges se sont dit qu’il fallait trouver une façon de limiter l’influence du Rwanda sur cette partie rattachée au Congo.
— Comment les Belges s’y sont-ils pris pour limiter l’influence du Rwanda sur ces territoires ?
Autour des années 1920, ils vont créer deux chefferies. C’est le fondement des difficultés que l’on connaît aujourd’hui.
Ils ont créé une chefferie à Rutshuru à l’instar, on peut dire, des chefferies du Rwanda, dirigées par un mwami [titre porté par les monarques et les chefs traditionnels NDLR]. Mais les Belges ont faussé l’histoire parce qu’ils ne voulaient plus des Tutsi. Ils voulaient montrer que dans la région de Rutshuru, il n’y avait jamais eu de Tutsi. Alors ils ne vont pas l’appeler chefferie des Banyarwanda, mais « chefferie des Bahutu ». Une chefferie des Bahutu, historiquement, chez les Bayanrwanda, ça n’existe pas. Parce que les Bayarwanda, dans tous leurs clans, ils sont toujours mélangés, Hutu et Tutsi.
Ils ont créé une autre chefferie à Goma, dans la partie qu’on appelait Biayi. Ils ont mis à sa tête Kayembe, qui était un chef Mukumu [les Bakumu sont une minorité originaire des provinces du Maniema et de la Tshopo NDLR] que les Belges ont relégué ici. Cette chefferie, ils l’ont appelée chefferie des Bakumu. Mais il n’y avait pas de Bakumu ici. Encore une fois, c’était une façon de déformer l’Histoire. C’était pour laisser croire que dans cette partie du territoire, de Goma jusqu’à Masisi [territoire qui s’étend à l’est de Goma NDLR], il n’y a jamais eu de Banyarwanda. Donc ni Hutu ni Tutsi.
Aujourd’hui, nous subissons cette version de l’histoire, créée par les Belges. Si on partait de l’acte de l’indépendance, on n’aurait pas ces problèmes.
Note de la rédaction d’African Facts : Les intentions des Belges en créant ces deux chefferies peuvent être lues sous un autre angle. La région étant extrêmement contestée, notamment par les empire allemands puis britannique, Bruxelles aurait voulu installer des chefs dont la loyauté lui était assurée car ils lui devaient tout. Le chef Kayembe qui venait de Lubutu fut nommé en 1913 et confirmé en 1920, entre autre car il parlait le kiswahili. Quant aux chefs Tutsi de Busanza et Jomba et aux chefs Hutu de Gisigari et Rugari, ils étaient probablement trop liés au pouvoir royal du Rwanda. C’est cette raison qui aurait pu pousser la Belgique à faire de Damien Ndeze un mwami en 1920 et à dissoudre ces quatre chefferies pour les regrouper sous l’autorité de cet homme. Cela a néanmoins induit l’idée fausse selon laquelle cette région serait plutôt une région Hutu.
— Les Banyarwanda vivaient donc au Congo avant l’indépendance ?
Oui, comme je viens de l’expliquer. Il faut savoir que jusqu’au 30 juin 1960, toutes les ethnies du Congo étaient des sujets belges. Y compris les Banyarwanda. C’est par l’acte d’indépendance que nous avons obtenu la nationalité congolaise. Et toutes les ethnies ont obtenu la nationalité le même jour. Il n’y a pas d’ethnie qui l’a eu plus que les autres. Les discours qui affirment que les Tutsi et les Hutu du Nord Kivu ou bien les Tutsi du Sud Kivu ne sont pas Congolais sont mensongers. Ils vont à l’encontre de l’Histoire. Parce que l’unique acte qui justifie la nationalité de toutes les ethnies congolaises, c’est l’acte d’indépendance. Aussi bien pour les ethnies qui étaient « autochtones » que pour les ethnies issues de migrations. Tout le monde a reçu la nationalité congolaise.
Et lorsque l’on regarde qui sont les autochtones, dans notre diocèse de Goma, on voit que ce sont les Bakano, les Banyanga, les Batembo, les Bahavu, les Banyarwanda de Biyai, les Banyarwanda de Rugari, Gisigari, Jomba, Busanza…
— Mais il y a déjà eu des conflits entre les différents groupes de la région ?
Oui. J’aurais par exemple compris que la population Bashi [communauté vivant sur les rives méridionales du lac Kivu NDLR] puisse combattre les Rwandais. Parce qu’il y a eu beaucoup de guerres entre le Rwanda et les Bashi. À tel point qu’à un moment donné, les Bashi ont dirigé une partie du Rwanda. Tout Nyungwe était entre leurs mains. Les Rwandais ont dû le reconquérir.
Mais je ne comprends pas que nos frères Nande [communauté majoritaire dans certains territoires du nord de la province NDLR] puissent commencer à raconter des histoires. Parce qu’ils n’avaient pas de problème avec les Rwandais.
Vous savez, si vous allez à Arua, vous avez les Lugbara du côté de l’Ouganda et du côté du Congo. Vous avez aussi les Kakwa du côté du Soudan et du côté du Congo. Il y a des Alur congolais qui cultivent du côté de l’Ouganda et des Alur ougandais qui viennent cultiver du côté du Congo. Mais ils n’ont jamais connu les conflits qu’on a ici.
Ce qui a aggravé la situation ici, c’est que, politiquement, les Nande auraient voulu être les seuls représentants du Nord Kivu. Et pour cela, il faut faire passer les Banyarwanda pour des étrangers.
— La propagande raciste de l’état rwandais jusqu’en 1994, qui a conduit au génocide perpétré contre les Tutsi, a-t-elle eu des répercussions ici ?
L’influence des discours diffusés au Rwanda sur notre région a commencé à partir du régime de Kayibanda [dictateur du Rwanda entre 1959 et 1973 NDLR]. Déjà, les Hutu rwandais commençaient à chuchoter à l’oreille des Hutu par ici. C’est ce qui a créé des tensions entre Hutu et Tutsi dans le territoire de Rutshuru. Les extrémistes Hutu de Rutshuru ont aussi contesté la nationalité des Banyarwanda du Masisi, qu’ils soient Hutu ou Tutsi.
Pour ceux qui portent cette mentalité, les Hutu ne sont pas des Banyarwanda. Ils sont Hutu. Quand ils parlent des Bayarwanda, ils parlent des Tutsi. Ça, c’est une réalité qui a surgi, mais qui n’est pas correcte. Comme je l’ai dit, vous ne pouvez pas trouver des Hutu tout seul. Chez les Bayarwanda, il y a toujours des Hutu et des Tutsi.
— Après la débâcle, en juillet 1994, du régime qui a commis le génocide des Tutsi, plus de deux millions de personnes sont arrivées dans des camps de réfugiés au Zaïre, l’actuelle RDC, depuis le Rwanda. Ils étaient porteurs de cette idéologie génocidaire…
C’est toute l’armée et l’administration rwandaise qui s’est déplacée ici. Avec de nombreux réfugiés. Enfin, moi je n’appelle pas ça des réfugiés. C’était toute la population qui s’était déplacée.
Je dois dire que sur le plan international, l’aide est venue vite. Mais la communauté internationale n’a pas été correcte non plus. Parce que Mobutu [dictateur du Zaïre jusqu’en 1997 NDLR] voulait que l’on oriente les réfugiés plus loin à l’intérieur du pays. À ce moment-là, tous ces organismes, ces ONG qui étaient venues, ont refusé. Parce que chacun voulait gagner d’abord de l’argent… Bon, quand ils ont fini leurs projets, quand ils ont eu leurs financements, ils ont demandé à Mobutu que les réfugiés puissent aller loin des frontières. Mobutu a dit : « non, quand je vous l’ai proposé, vous avez refusé, et maintenant, moi, je peux plus faire ça ». Alors c’est comme ça qu’ils sont restés.
Le Rwanda a vu ça comme un danger pour lui. Parce qu’on les armait aussi. La communauté internationale a continué à armer les Hutu dans les camps. C’est comme ça que le Rwanda va s’organiser pour intervenir ici. Ça, je crois que c’est quelque chose auquel la communauté internationale ne s’attendait pas. Ça a été une surprise.
— Qu’advient-il de ces réfugiés lorsque le Rwanda intervient ?
La plus grosse partie des réfugiés est rentrée au Rwanda. Une petite partie a fui vers le Masisi, puis continué sur Kisangani, et ils se sont dispersés vers le Congo-Brazzaville, le Cameroun et autre.
— On peut supposer que les personnes les plus impliquées dans le génocide des Tutsi et animées par cette idéologie ne sont pas rentrées au Rwanda, mais se sont plutôt dirigées vers le Masisi, etc. Ils sont donc partis dans ces régions qui sont peuplées par des Banyarwanda congolais ?
Ils y sont partis.
Et Kabila est arrivé au pouvoir, avec l’aide de l’AFDL [Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo, soutenue notamment par l’Ouganda et le Rwanda NDLR]. Mais une fois au pouvoir, Kabila et les Rwandais ne se sont pas entendus. C’est alors que Kabila va faire appel à tous les Interahawme [les miliciens qui ont commis le génocide des Tutsi au Rwanda NDLR] qui étaient dispersés dans les pays d’Afrique. Ils sont revenus. Alors [Kabila] les a organisés pour battre le RCD [Rassemblement congolais pour la démocratie, rébellion soutenue par le Rwanda, NDLR].
Puis, il y a eu la mort de Kabila père en 2001. Alors c’est le fils qui a perpétué le pouvoir de son père. Et il a continué avec tous ces Interahamwe et ces FDLR [Forces démocratiques de libération du Rwanda, un groupe armé criminel formé d’anciens génocidaires Rwandais NDLR].
— Donc, les interahamwe et les anciennes forces armées rwandaises, qui avaient encadré le génocide des Tutsi, se sont à nouveau retrouvés dans la région ?
Oui, c’est ça.
— Ce contexte a-t-il divisé les Banyarwanda congolais ?
Oui, ça a affaibli les Banyarwanda congolais. Parce que leur identité, c’est d’être Munyarwanda.
Les Banyarwanda congolais qui ne voulaient pas non plus qu’on puisse les qualifier de Rwandais se dirent « rwandophones ». Mais « rwandophone », ça ne veut absolument rien dire. Moi je ne suis pas Munyarwanda. Mais si je parle kinyarwanda, alors je deviens rwandophone. Ça, c’est nier votre identité.
Alors avec ces divisions entre Banyarwanda, les autres ethnies se sont trouvées plus fortes. Les Banyarwanda du Congo ont détruit eux-mêmes leur identité. Ce n’est que maintenant qu’ils recommencent à l’accepter : ils sont Banyarwanda !
Comme les Banyarwanda qui se trouvent en Ouganda, qui sont ougandais de nationalité. Ou bien ceux qui se trouvent en Tanzanie, et qui sont tanzaniens. Mais tous restent Munyarwanda. Une grosse partie de ces Banyarwanda se sont retrouvés sur le territoire appelé Rwanda, alors, par nationalité, ils sont Rwandais. Tout comme au Congo, donc, où ils sont des Banyarwanda congolais. Si cette vérité peut resurgir, ça peut aider à résoudre les problèmes.