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« Le Burundi et le Rwanda anciens n’étaient pas un paradis ». Entretien avec Jean-Pierre Chrétien

par 10 novembre 2025Entretiens

Dans ce deuxième entretien exclusif avec African Facts, l’historien Jean-Pierre Chrétien revient sur l’organisation politique et sociale des royaumes de la région des Grands Lacs avant la colonisation.

Il n’avait plus répondu à une interview depuis dix ans. Historien majeur de la région des Grands Lacs, directeur de recherche honoraire au CNRS (Centre national de la recherche scientifique français), Jean-Pierre Chrétien, 88 ans, est l’un des plus fins connaisseurs du Burundi et du Rwanda précoloniaux et contemporains. Il a accepté d’accorder une série d’entretiens exclusifs à African Facts.

Après nous avoir raconté son déclic initial au Burundi dans les années 60, point de départ d’une recherche fondée sur l’oralité, Jean-Pierre Chrétien nous éclaire sur l’organisation politique et sociale des royaumes Rwandais et Burundais précoloniaux. Un rappel salutaire de la part d’un auteur d’ouvrages de référence tels que L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire (Aubier, 2000), alors que certains tentent, encore aujourd’hui, de falsifier l’Histoire.

African Facts : Quels sont, selon vous, les traits majeurs et les caractéristiques principales des sociétés de la région des Grands Lacs avant la colonisation ?

Jean-Pierre Chrétien : Aïe, aïe, aïe (rire).

C’est une quinzaine de royaumes. Le Rwanda et le Burundi sont deux grands royaumes, mais il y a aussi le Buganda, qui a donné son nom au protectorat britannique de l’Ouganda et d’autres royaumes du côté du nord-ouest de la Tanzanie actuelle ainsi que de petits royaumes à l’est du bassin du Congo. Ce sont des systèmes politiques qui associent la religion et le pouvoir et qui font du souverain une espèce d’intermédiaire entre les forces à la fois naturelles et surnaturelles.

Par exemple, au Burundi, le moment clé de la réaffirmation du pouvoir royal, c’est la fête annuelle du muganuro, les semailles du sorgho à la fin de notre année, en décembre, au cours de laquelle le roi reçoit des délégations de toutes les régions du pays qui viennent avec des cadeaux et renouvellent la fidélité de tous les sujets. Ce moment religieux et festif montre que le souverain était considéré comme détenteur d’une autorité morale et religieuse. Et c’était la même chose au Rwanda.

Voilà pour le politique.

Qu’en est-il sur le plan social ?

– Malgré une homogénéité presque absolue sur le plan culturel et linguistique, les sociétés du Burundi et du Rwanda se caractérisaient par un clivage entre une catégorie que l’on pourrait résumer rapidement comme agricole et paysanne, les Bahutu, et une autre catégorie dite pastorale, les Batutsi. Sans parler d’une troisième petite catégorie, les Batwa, qui se distinguent à la fois par leurs compétences en matière de chasse et de cueillette, et pour les femmes, dans la fabrication des poteries.

Mais par delà de cette espèce de vocation des Bahutu et des Batutsi, les uns pour la vache, les autres pour l’agriculture, la réalité est différente. Beaucoup de Bahutu ont des vaches. Et parmi les familles Tutsi, il y a certes une petite minorité d’aristocrates qui ne font pas grand-chose et dont les sujets viennent cultiver les terres, mais autrement, ils pratiquent aussi l’agriculture. Mais dans l’imaginaire collectif — au sens développé dans les ouvrages de Cornélius Castoriadis — les uns sont conçus comme ayant la main verte et les autres comme étant doué pour s’occuper des vaches.

Note de la rédaction d’African Facts : Cornelius Castoriadis (1922-1997) était un philosophe franco-grec, cofondateur du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie (1949-1965). L’imagination humaine est au cœur de sa pensée et traverse son œuvre. Il conçoit l’imaginaire collectif comme un ensemble d’idées signifiantes, imaginés, instituées et partagées par les membres d’une même société, qui donnent sens au monde, structurent le réel et rendent possible la vie en commun par le langage et les institutions

Cet imaginaire social joue un rôle concret. Parce que, dans ce pays où il n’y a pas de monnaie, quasiment pas de commerce et où les échanges consistent en du troc, il y a quand même un processus d’échanges, tant sociaux qu’économiques, autour de la vache : des contrats, ubuhake au Rwanda, ubugabire au Burundi. Quand quelqu’un vous donne une vache, eh bien vous êtes redevable à son égard. Vous n’êtes pas un serf, mais vous êtes redevable. Et donc la société est traversée de tous ces rapports d’inégalité. Elle n’est pas égalitaire du tout.

Mais autrement, cet imaginaire social fonctionne surtout autour des cours royales et princières. Le souverain se déplace dans une cinquantaine de résidences au moins. Autour de la cour du roi, il y a une mise en scène. Les Hutu vont fournir des cuisiniers, nettoyer ou reconstruire les enclos, alors que les Tutsi envoient leurs enfants pour s’occuper du bétail, en particulier de la traite ou de la garde des troupeaux. C’est une mise en scène.

Vous voulez dire que ces assignations, Hutu et Tutsi, étaient en fait symboliques ?

– Oui.

Vous dîtes qu’il existait des inégalités profondes avant la colonisation…

– Vous avez des gens qui disent : « Ah, avant, c’était formidable. C’était un paradis ! ». Non, c’est faux. Le Rwanda et le Burundi sont des sociétés humaines. Donc il y a des violences, il y a des contradictions, etc. Ce n’est pas démocratique. L’échange inégal existe. Mais ce n’est pas pour autant qu’il y avait deux blocs homogènes absolument antagonistes, les Tutsi d’un côté et les Hutu de l’autre. Non. C’est plus compliqué que ça.

Pour finir sur les catégories sociales. Qu’est-ce qui était structurant à l’époque ? Était-ce ces assignations symboliques, Hutu Tutsi, ou bien plutôt les liens de parenté, les clans, les lignages ?

— C’est la deuxième réponse bien sûr.

Comme je vous le dis, il y a une mise en scène à la cour du roi de cette fracture entre Hutu et Tutsi avec leurs vocations différentes, etc. Mais dans le pays, ce sont les lignages qui comptent, les imiryango du côté burundais, et les amoko au Rwanda. C’est le vécu lignager qui est effectivement fondamental. Un vécu lignager qui, en plus, n’est pas stable. Je veux dire qu’il y a des migrations, des déplacements en fonction de péripéties politiques. Il y a des fragmentations, etc.

Existait-il une différence notable entre l’organisation au Rwanda et au Burundi ?

– Au Rwanda et au Burundi, bien que l’on parle presque la même langue et que les deux pays soient voisins, cette structure dont je vous parle était totalement différente.

Au Burundi, il y a une catégorie à part, les Baganwa, les princes de sang royal. Ils ne sont ni Hutu ni Tutsi. Ça complexifie utilement la chose (rire). Il y avait au Burundi entre 140 et 150 imiryango, que l’on appelle clans, c’est-à-dire des lignages étendus, des gens qui étaient censés avoir un ancêtre commun.

Et du côté rwandais, il y avait une trentaine d’amoko, qui dans le Rwanda ancien désignait les clans, mais qui étaient de très grandes structures. Dans chaque ubwoko [singulier de amoko NDLR], il y avait des Hutu, des Tutsi et des Twa.

Y a-t-il à l’époque des tensions particulières à l’intérieur de ces sociétés ?

– Au XIXe siècle, on peut dire que la situation s’est un peu aggravée sur le plan social, avant même la grande peste bovine de 1890, qui a durci les relations entre éleveurs et agriculteurs. Depuis la fin du XVIIIe siècle, un phénomène a indirectement eu d’importants effets : la pénétration des plantes d’origine américaine dans cette région. C’est-à-dire le maïs, la patate douce et le haricot – qui est d’ailleurs devenue la nourriture de base dans ces montagnes. Toutes ces plantes n’étaient pas là de tout temps. On sait que ce sont des plantes américaines qui ont pénétré peu à peu la région. Et le résultat, c’est un paysage agricole avec plusieurs récoltes par an, en particulier pour le couple haricot-maïs. Il en résulte une pression plus forte sur les terres à ce moment-là, qui peut être source de tensions entre pastoralisme et agriculture.

Nous parlions de « roi » et de « royaumes ». Cela pourrait donner l’impression que l’on calquerait un peu cela sur la féodalité européenne et moyenâgeuse. C’est d’ailleurs ce que font beaucoup de gens. Il s’agit bien, pourtant, de tout à fait autre chose ?

– Oui. Absolument. Le vocabulaire est effectivement trompeur.

Avec quelles conséquences, autres que sémantiques ?

– Les missionnaires étaient férus d’histoire médiévale et de comparaison de ce genre, notamment au Rwanda. Il s’agit notamment du père Pagès [Albert, 1883-1951, prêtre français qui a passé l’essentiel de son existence au Rwanda comme membre des Missionnaires d’Afrique, surnommés les « pères blancs », fervent adepte et promoteur d’une lecture racialisante de la société rwandaise NDLR] et du chanoine de Lacger [Louis, 1871-1961, prêtre et historien français, auteur en 1939 d’un opuscule largement diffusé vulgarisant les idées racistes d’Albert Pagès NDLR] qui ont vraiment fait cette comparaison. Avec à la clé, l’idée que si on convertissait le roi et les aristocrates – un peu comme Charlemagne [roi puis empereur des Francs à la fin du VIIIe et au début du IXe siècle NDLR] avec les Saxons [peuple germanique du haut Moyen-Âge alors païen NDLR] – le reste de la société allait suivre.

Déjà à la fin de l’époque allemande et au début de l’époque belge, Mgr. Léon Classe, le vicaire apostolique du Rwanda, avait structuré cette vision, cette idée qu’il faut en priorité convertir les « seigneurs ». Et donc, pour ce faire, il faut leur donner des avantages, en particulier sur le plan scolaire, dans les séminaires d’une part, et surtout, dans le groupe scolaire d’Astrida, aujourd’hui Huye, où les fils de chefs ont été scolarisés. Mais ça ne s’arrête pas là. Au Rwanda surtout, il y a eu un « privilège Tutsi » évident. Et ça a structuré dans la tête de ces générations d’élèves rwandais modernes, l’idée d’une inégalité, cautionnée par les Européens. Le sentiment d’être vraiment des gens formidables du côté Tutsi, et un sentiment de frustration du côté Hutu.

Note de la rédaction d’African Facts : Au séminaire comme au groupe scolaire d’Astrida, les enfants étaient scolarisés en internat. Ils furent ainsi coupés des modes de transmissions familiaux et sociétaux qui prévalaient jusqu’alors et acculturés par le colonisateur belge.

Rembobinons une dernière fois avant la colonisation. Existe-t-il, à l’époque, des frontières dans leuracception contemporaine ?

– Écoutez, j’ai tout de suite envie de dire : oui (rire).

Évidemment, il n’y a pas de cartes. Mais on sait très bien que là, c’est chez le mwami [titre porté par les monarques et les chefs traditionnels NDLR] du Burundi tandis que là, c’est chez le mwami du Rwanda. Entre les deux, c’est très clair. Il y a des petites hésitations dans la plaine de la Rusizi [étendue bordant la rivière éponyme qui relie le lac Kivu au lac Tanganyika, à la frontière entre le Rwanda, le Burundi et le Congo NDLR] ainsi que dans l’Est. Parce qu’en fait, dans la première moitié du XIXe siècle, le royaume du Burundi a annexé toute une série de régions qui relevaient d’autres petits royaumes que l’on appelait le Buha. Mais cela étant, les frontières sont marquées par le terrain. On sait que c’est là où se trouve telle rivière, tel bois sacré, etc.

Quand les Allemands sont arrivés au Rwanda, c’était très clair. Les Rwandais ont fait passer le message : « Il y a Léopold II qui veut aller jusqu’en plein dans nos montagnes. Pas question ! Nous avons nos frontières sur la Rusizi et le lac Kivu ». Et les Allemands, évidemment, ça les arrangeait bien. Pour les Burundais, c’était un peu plus compliqué parce que le roi Mwezi refusait le contact.

Et qu’en était-il au Nord-Kivu ?

— En gros, la frontière actuelle correspond à la frontière ancienne, mais avec quelques hésitations. Par exemple: la région de Goma et celle de Bwisha [chefferie du territoire de Rutshuru, au Nord de Goma, à la frontière de l’Ouganda NDLR] relevaient très clairement du mwami du Rwanda. Il y a autre chose qu’il faut préciser tout de suite ; il y avait des gens qui parlaient le kinyarwanda, mais qui n’étaient pas du royaume, qui étaient extérieurs. De la même manière qu’il y a des francophones en Belgique ou en Suisse. C’était le cas notamment et surtout dans tout le Nord-Kivu. Et donc là, c’était une aire culturelle, mais pas politique.

10/11/2025 | Entretiens

Jean-Pierre Chrétien a récemment publié Explorateurs et explorés au Burundi: Une vraie-fausse rencontre (1858-1900) aux éditions Khartala (2023) et Combattre un génocide Un historien face à l’extermination des Tutsi du Rwanda (1990-2024) aux éditions Le bord de l’eau.

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