Il avait fait de la réconciliation un combat, et de la vérité un devoir. Faustin Ngabu s’est éteint à Goma ce dimanche 26 octobre 2025 à l’âge de 90 ans. African Facts l’avait rencontré deux fois en fevrier et septembre dernier. Retours sur son parcours et ses ultimes confidences. Exclusives. L’évêque émérite de Goma laisse derrière lui un message dérangeant pour certains, mais salutaire.
Goma s’est tue un instant, le 26 octobre 2025, quand la nouvelle a couru d’un téléphone à l’autre : Faustin Ngabu n’est plus. L’évêque émérite, qui avait tenu la barre du diocèse pendant trente-six ans, s’est éteint à 90 ans, dans la ville même où il s’était illustré et forgé une ligne de conduite : « Que tous soient un ». La devise d’un homme d’Église convaincu que la paix ne viendra qu’en affrontant les mensonges et les hypocrisies qui nourrissent la guerre. L’annonce de son décès a rappelé ses paroles sans fard qui ont traversé un demi-siècle d’orages politiques et de violences armées à l’est de la RDC.
Né en 1935 à Lokwa, ordonné prêtre en 1963, Faustin Ngabu est propulsé en 1974 à la tête d’un diocèse périphérique que l’histoire allait placer au centre des convulsions de la vaste République démocratique du Congo. Nommé coadjuteur au printemps, il succède à l’évêque de Goma à l’automne de la même année, avant de devenir l’un des plus anciens prélats en exercice du pays. En 2010, Benoît XVI accepte sa démission : Ngabu demeure évêque émérite. Mais sa voix ne se retire jamais vraiment.
Nous l’avions rencontré deux fois en 2025, à Goma, au fil d’entretiens alternant entre le rappel de certains faits et l’examen de conscience que le pays s’est si peu accordé. Dans le premier, consacré aux Banyarwanda congolais, Ngabu maniait la formule qui heurte pour mieux forcer le débat : « Les Banyarwanda du Congo ont détruit eux-mêmes leur identité ». Une manière pour lui de défier les simplifications qui nourrissent la haine.
Son obsession : sortir la conversation congolaise des pièges de l’idéologie. « Quand on est dans l’idéologie, l’intelligence humaine recule », nous confiait-il dans un second entretien, regrettant que l’on préfère des slogans à la patience, au dialogue et au travail de vérité. Il ne ménageait ni les responsables religieux ni les politiques, leur demandant d’abord de nommer correctement les faits, d’accepter la complexité des appartenances ainsi que la profondeur et la continuité des identités dans la région des Grands Lacs.
Son franc-parler lui coûta cher. En 2007, il échappa à une tentative d’assassinat à Goma. L’épisode, peu commenté depuis, disait pourtant la solitude d’un prélat qui refusait la facilité et l’alignement, dans une ville où l’on désigne souvent bien vite les « bons » et les « mauvais », les « alliés » et les « ennemis ». Mais « un prêtre, ça doit être rassembleur », répétait-il. On comprend mieux, à l’aune de ce credo, la constance de sa prédication pour la réconciliation — y compris quand le climat médiatique ou diplomatique réclamait des anathèmes.
J’ai toujours prêché la réconciliation dans le diocèse. C’est pour cela que j’avais pris comme devise « que tous soient un ». À cette époque-là, dans le diocèse de Bukavu, dans le diocèse de Butembo, partout, on parlait contre le Rwanda. Moi j’étais le seul qui disait : « Il faut la réconciliation ». Même sur le plan des États : « Nous sommes condamnés à vivre ensemble, il faut la réconciliation ». Et cela sonnait mal à l’oreille de Kabila [Joseph, président de la RDC de 2001 à 2019 NDLR]. Donc, j’étais un obstacle.
Faustin Ngabu lors de son dernier entretien avec African Facts en septembre 2025
Les rushs de notre dernier entretien éclairent la vie du vieux prélat sous un autre jour : à propos de l’Ituri, sa province d’origine, il raconte une scène de jeunesse, lorsqu’il faillit être renvoyé du grand séminaire pour avoir contesté un supérieur qui tenait des propos méprisants sur les membres de la communauté Lendu. « Je ne pouvais accepter un prêtre diviseur. Parce qu’un prêtre, ça doit être rassembleur », insistait-il, avant de dérouler une lecture politique des fractures : l’inégalité d’accès à l’école, la compétition pour l’argent, la tentation d’instrumentaliser les appartenances. Ces mots ne relèvent pas de la liturgie ; ils résonnent comme un rappel à l’éthique pastorale autant qu’à la responsabilité des autorités.
Sur l’Ituri encore, il pousse l’analyse jusqu’au bout : « L’insécurité est organisée par l’État », nous confiait-il. « Le gouvernement a condamné les Bahema comme il a condamné les Tutsi : ils n’ont plus droit d’être congolais ». Il reprochait à une récente déclaration des prêtres de Bunia du 20 août 2025 de ne pas « épingle[r] le vrai problème », même s’il en partageait plusieurs constats sur la division et l’état de siège. Sa thèse — radicale — tient en une phrase : « C’est l’État qui tue, qui organise l’insécurité ». On peut en discuter, la nuancer ; mais on ne peut pas faire comme si elle n’existait pas.
On peut dire que cette insécurité est organisée par l’État. […]L’État congolais a créé un régime d’exception, l’état de siège, pour faire de l’argent, pour pouvoir exploiter l’or. Le Président y gagne beaucoup d’argent. Le gouverneur qui est là, il organise les CODECO [Coopérative pour le développement du Congo,un groupe paramilitaire issu de la communauté Lendu responsable de nombreux crimes NDLR] pour creuser et chercher de l’or. […] Les morts sont nombreux. Les CODECO continuent toujours à tuer des Bahema. Le gouvernement est d’accord. C’est pour ça que je rappelais la faiblesse du texte des abbés qui n’ont pas osé épingler ce point : c’est l’État qui tue, qui organise l’insécurité. Et ça, les grandes puissances le savent. Mais elles ne réagissent pas. On tue devant les campements de la MONUSCO [Mission de l’Organisation des Nations unies pour la stabilisation en République démocratique du Congo NDLR], et elle n’intervient pas… Aujourd’hui, le CODECO déclare « la MONUSCO est avec nous ! Les FARDC [larmée régulière NDLR] sont avec nous ! »
Faustin Ngabu lors de son dernier entretien avec African Facts en septembre 2025
Cette liberté de ton l’a souvent placé à contre-courant. Quand d’aucuns s’arc-boutaient sur des totems — envahisseur, étranger, infiltrés — il recadrait : « Nous sommes condamnés à vivre ensemble ». Et de suggérer que l’Église aurait intérêt à une grande conférence œcuménique pour interroger, froidement, la fabrique des conflits à l’Est, plutôt que de se multiplier les documents qui n’en nomment pas les causes. On comprend alors pourquoi ses homélies, naguère, dérangeaient parfois : elles demandaient à la fois du courage, de l’introspection, du discernement et de la lucidité.
Reste la trajectoire : 21 décembre 1963, l’ordination ; 1974, la consécration épiscopale et la succession à Goma ; 2010, l’entrée dans l’éméritat. Au-delà des dates, il y eut un long ministère d’accompagnement des fidèles, à niveau d’homme, au plus proche des drames de la région, des familles déplacées, des trêves qui se délitent, des négociations à huis clos. La chronologie officielle se lit dans les annuaires catholiques ; la vérité d’une vie, dans la mémoire des paroisses et dans la manière dont une devise a infusé une pratique : « que tous soient un ».
Ses dernières paroles publiques, pour African Facts, n’avaient rien d’un testament édulcoré. Il y revendiquait l’exigence d’un langage franc sur le tribalisme : « Le tribalisme est une idéologie dans laquelle la conscience humaine régresse, on ne réfléchit plus ». Et de rappeler que les mots du pouvoir — « le Rwanda nous agresse » — trouvent si facilement un écho qu’ils dispensent de penser les intérêts très concrets que la guerre sert, à Kinshasa comme dans les provinces. Ces phrases n’épargnent personne ; elles renvoient chacun à ce que Ngabu appelait « le travail de vérité ».
On voudrait conclure en rappelant une injonction, une consigne claire. Mais Faustin Ngabu refusait les slogans simplificateurs. « Je pense que nous devons laisser leur liberté à ceux qui vont vous lire. Ils sont libres de prendre ce qu’ils croient être vrais, et de rejeter ce qu’ils pensent ne pas être vrai. Ils peuvent même, s’ils le veulent, réagir. Ils sont libres », nous avait-il d’ailleurs répondu au terme de notre dernière rencontre en septembre 2025.
Alors, résumons sa méthode : tenir ensemble l’exigence de justice et le refus de l’idéologie ; exiger des responsables religieux et politiques qu’ils nomment les faits sans détours ; et rappeler qu’une Église — au sens large, catholique ou protestante — n’est à la hauteur de sa mission que lorsqu’elle crée les conditions d’une conversation qui délivre, plutôt que d’une rhétorique qui enferme. C’est peu et c’est immense, dans un pays où la parole peut tuer ou libérer.
Dans la cathédrale de Goma, les cierges vont continuer de brûler quelques jours. Puis, le tumulte de la ville couvrira de nouveau le silence de sa voix. Resteront une devise, des sermons, deux entretiens qui disent l’inconfort de la vérité, et une conscience qui, jusqu’au bout, aura tenté de faire reculer la nuit.
Repères chronologiques (cliquez pour déplier)
- 1935 – Naissance à Lokwa (actuelle province du Nord-Kivu, RDC).
- 1956-1963 – Formation au Grand Séminaire de Murhesa, puis à Bukuru (actuel Burundi).
- 21 décembre 1963 – Ordination sacerdotale au terme du concile Vatican II ; débuts comme vicaire paroissial et formateur dans le diocèse de Bukavu.
- 1960s-début 1970s – Curé puis supérieur de séminaire ; connu pour son intransigeance morale et son ouverture au sein de l’Église.
- 25 avril 1974 – Nommé évêque coadjuteur de Goma et évêque titulaire de Tigamibena par le pape Paul VI.
- 7 septembre 1974 – Succède officiellement à Joseph Mikararanga Busimba comme évêque de Goma. Consécration épiscopale par l’ archevêque de Bukavu le 27 octobre 1974.
- Années 1980-1990 – Joue un rôle de médiateur dans plusieurs crises locales ; multiplie les appels à la réconciliation interethnique pendant les guerres du Kivu. Président de la Conférence Épiscopale Nationale du Congo (CENCO) de 1992 à 2000.
- 2007 – Échappe à une attaque armée à Goma ; un proche parent est blessé.
- 18 mars 2010 – Le pape Benoît XVI accepte sa démission ; il devient évêque émérite de Goma.
- 2025 – Deux longs entretiens avec African Facts : « Les Banyarwanda du Congo ont détruit eux-mêmes leur identité » et « Quand on est dans l’idéologie, l’intelligence humaine recule ».
- 26 octobre 2025 – Décès à Goma à l’âge de 90 ans.


