Discrètement installé près de Troyes, cet ex-officier rwandais formé durant trois ans par les forces spéciales françaises fut le premier, en compagnie de trois militaires français, sur le site où s’était écrasé l’avion du président rwandais, visé par un attentat le 6 avril 1994. En plein génocide, son unité participera à une opération trouble, encadrée par un célèbre barbouze français.
Printemps 2020. La voiture grise avance lentement en bordure de l’agglomération de Troyes, dans l’Aube (Grand Est). Elle tourne à gauche, puis encore à gauche dans une impasse et s’arrête devant la dernière maison. Un pavillon identique aux dizaines d’autres qui composent ce lotissement banal construit à la lisière des champs de céréales qui s’étendent à perte de vue. Son propriétaire se complaît dans l’anonymat et l’oubli qu’un tel endroit offre à un homme comme lui.
Nul ici ne soupçonnerait que son voisin de 63 ans puisse avoir été lié au pire des crimes trente ans auparavant dans un petit pays situé à six mille kilomètres de là. Résident permanent en France depuis au moins 2016, Édouard Kanyamikenke est né à Ngarama, dans le nord-est du Rwanda. Il a quitté son pays durant l’été 1994, à l’issue du génocide des Tutsi qui fit un million de victimes.
Les premières informations concernant la présence en France d’Édouard Kanyamikenke sont parvenues aux enquêteurs d’African Facts durant l’été 2019. Nous nous sommes depuis procurés plusieurs documents qui attestent de son identité et d’une situation stable, voire même plutôt confortable dans l’Hexagone. Nous ne sommes pas parvenus à le joindre et il n’a pas répondu à nos sollicitations.
En 1994, Édouard Kanyamikenke était lieutenant dans l’armée rwandaise et commandait les Commandos de recherche et d’action en profondeur (CRAP), un peloton de 42 soldats d’élites rwandais formés par la France. À ce titre, il fut le protagoniste de certains événements clés de cette période. Et son rôle commence dès les premières minutes du génocide, dans la nuit du 6 au 7 avril 1994.
Scène de crime
Le soir du 6 avril 1994 aux alentours de 20h30, deux missiles tirés à quelques secondes d’intervalles depuis le recoin d’un camp de l’armée rwandaise déchirent le ciel de Kigali, la capitale du Rwanda. L’avion dans lequel se trouve le président rwandais Juvénal Habyarimana ainsi que son homologue burundais Cyprien Ntaryamira est abattu alors qu’il s’apprêtait à atterrir. Il s’écrase dans la parcelle adjacente à la résidence présidentielle. Les passagers sont tous morts. C’est le signal de départ d’un coup d’État minutieusement préparé par les militants les plus extrémistes au sein du régime. Le dernier génocide du XXe siècle commence cette nuit-là.
Presque immédiatement, un petit convoi s’élance depuis le camp d’où sont partis les deux missiles et se dirige sur le site du crash. Le commandant français Grégoire de Saint-Quentin et deux sous-officiers, également français, sont accompagnés du lieutenant Édouard Kanyamikenke et de son peloton de CRAP. Ils sont les premiers sur la scène de crime et les seuls à pouvoir y accéder. Ils entreprennent de rechercher l’enregistreur de vol et s’emploient à dépecer la carcasse encore fumante de l’appareil jusqu’à une heure du matin. De Saint Quentin et les deux sous-officiers reviendront aux aurores finir leurs fouilles en compagnie d’un quatrième Français. Aux alentours de 11h00, ils quittent les lieux. La boite noire disparaît et personne ne la reverra jamais. Elle aurait peut-être permis de reconstituer les faits et de connaître l’origine du tir en quelques mois. Il faudra attendre 18 ans pour que l’enquête ne le dise.
Les premières tueries sont commises dans les minutes qui suivent l’attentat, autour de la résidence présidentielle où se trouvent les trois militaires français. Leurs auteurs appartiennent à la garde présidentielle, mais aussi au peloton CRAP du lieutenant Kanyamikenke qui passe la nuit dans la zone. Quant aux Casques bleus belges, dépêchés sur place le soir du 6 avril par la Mission des Nations Unies pour le Rwanda (MINUAR), ils sont interceptés, désarmés et retenus jusqu’au lendemain par la garde présidentielle et le peloton CRAP. D’autres soldats de la paix venus dans la nuit pour « contrôler que l’on ne modifie pas les lieux du crash » sont refoulés par ces mêmes unités qui leur interdisaient déjà depuis la veille l’accès au secteur entourant le camp militaire d’où sont partis les tirs de missiles.
Le choix du lieutenant Édouard Kanyamikenke et du peloton CRAP pour accompagner les militaires français sur la scène de crime, alors épicentre d’un génocide qui s’étendra dans les jours suivants à tout le pays, ne doit probablement rien au hasard. Outre le fait qu’ils disposent de matériel de vision nocturne livré par la France, les CRAP sont une pure création des coopérants français envoyés par l’Élysée au Rwanda.
Une création française au Rwanda
Dans les mois qui suivent le début de la guerre civile au Rwanda, en octobre 1990, le lieutenant-colonel français Gilbert Canovas est l’homme de l’Élysée sur place. Il livre au président du pays et à son armée une série de conseils : quadrillage du territoire, action psychologique, utilisation d’éléments en civil, mobilisation de la population contre l’ennemi… C’est lui qui suggère, dans le cadre de cette stratégie, la création et l’entraînement par la France d’une unité rwandaise de CRAP. Ce qu’il entreprend à partir de 1991 grâce au concours d’un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) composé de militaires des forces spéciales françaises.
En août 1992, le capitaine Grégoire de Saint-Quentin est affecté dans le cadre de l’assistance militaire technique (AMT) auprès du bataillon para-commando rwandais au sein duquel sont formés les CRAP. Il sera promu au rang de commandant l’année suivante. Trois sous-officiers parachutistes français l’épaulent dans sa mission en 1993 et 1994. Deux d’entre eux sont chargés spécifiquement de la formation des CRAP.
Bien que rattaché au bataillon para-commando de l’armée rwandaise, le peloton CRAP occupe une position particulière dans le dispositif militaire. Ce sont les services du renseignement militaire (G2) qui sont chargés de « suivre l’emploi des CRAP dans la recherche des renseignements ». Cette information figure dans un document interne du G2, signé par son commandant Aloys Ntiwiragabo en juillet 1993, qu’African Facts s’est procuré. Au sein du service G2 officie par ailleurs un autre AMT français, le lieutenant « Ferdinand ». Le G2 sera d’ailleurs impliqué à tous les niveaux du complot du 6 avril 1994 comme l’a révélé une précédente enquête d’African Facts.
Spécialisés dans les coups de force et les actions de guerre clandestines et non conventionnelles, derrière les lignes ennemies, mais aussi à l’intérieur de la zone gouvernementale, les CRAP que dirige le lieutenant Édouard Kanyamikenke acquièrent entre 1991 et 1994 une sinistre réputation. De nombreux témoignages, parmi lesquels ceux d’anciens membres de ce peloton, les désignent comme auteurs d’arrestations arbitraires, de tortures et d’exécutions sommaires, les impliquent dans l’encadrement et la formation des miliciens qui commettront le génocide et dans des provocations lors de manifestations extrémistes. C’est aussi en leur compagnie que des militaires français se seraient directement impliqués sur le front entre 1992 et 1993.
Dès, le 7 avril 1994, ces troupes de choc de l’armée rwandaise verrouillent Kigali et agissent comme l’avant-garde du génocide des Tutsi. Dans ses mémoires, le général canadien Roméo Dallaire qui commandait les Casques bleus au Rwanda décrit « des barricades au centre-ville [qui] restreignaient tout déplacement aussi loin que l’aéroport [à l’autre extrémité de la ville NDLR]. Le bataillon de reconnaissance et celui des commandos parachutistes [auquel sont rattachés les CRAP NDLR] avaient renforcé la garde présidentielle. Ils étaient bien armés, expérimentés et entraînés. » Un million de personnes vont périr dans les cent jours suivants.
Opération « Insecticide »
Alors que l’extermination des Tutsi est à son paroxysme en mai 1994, le peloton CRAP que commande le lieutenant Édouard Kanyamikenke va se retrouver impliqué dans l’un des épisodes les plus troubles de l’engagement français au Rwanda. Une obscure opération de mercenariat qui fait aujourd’hui l’objet d’une enquête du pôle crime contre l’humanité du Tribunal de grande instance de Paris.
Au début du mois de mai 1994, le sulfureux capitaine Paul Barril, ex-patron du GIGN et de la cellule antiterroriste de l’Élysée reconverti dans la sécurité privée, arrive au Rwanda avec une petite équipe. Le mercenaire français se trouvait déjà dans les parages un mois plus tôt lorsque l’avion du président a été abattu sans que l’on ne sache ce qu’il faisait précisément au moment de l’attentat. Il revient pour aider les auteurs de ce coup d’État alors même qu’ils commettent un génocide. L’opération de Paul Barril est connue sous le nom de code « Insecticide ». Au Rwanda à cette époque, les tueurs Hutu surnomment leurs victimes Tutsi des « inyenzi », un terme qui signifie cafard ou cancrelat en kinyarwanda.
Le capitaine Barril signe rétroactivement le 28 mai 1994 un contrat d’un montant supérieur à 3 millions de dollars portant notamment sur la fourniture de « 20 hommes spécialisés » pour « former et encadrer sur le terrain » des combattants rwandais. C’est aux CRAP rwandais que s’adressent prioritairement les services de Paul Barril comme il l’expliquera dans un entretien non diffusé réalisé dix ans plus tard par Raphaël Glucksmann. Selon un certain nombre de témoignages, Paul Barril et ses mystérieux instructeurs auraient dispensé leur formation aux CRAP dans le nord du pays avant de se lancer dans une série d’actions dont la nature demeure mystérieuse. Le capitaine lui-même fanfaronnera à leur sujet dans plusieurs interviews sans que l’on ne puisse démêler le vrai du faux dans ses propos.
Cette opération trouble avait-elle l’assentiment des autorités françaises ? Nous ne sommes pas en mesure de répondre. Toujours est-il que concomitamment, dans une note du 6 mai 1994 à l’attention du président François Mitterrand, le général Christian Quesnot, chef d’état-major de l’Élysée, avait écrit que : « À défaut d’une stratégie directe dans la région qui peut apparaître politiquement difficile à mettre en œuvre, nous disposons des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un certain équilibre ».
Étroitement lié à la coopération militaire franco-rwandaise, le peloton CRAP du lieutenant Édouard Kanyamikenke n’a pas livré tous ses secrets. Ses activités avant et pendant le génocide demeurent une zone d’ombre que les parlementaires, les policiers, les juges et les historiens ne sont pas parvenus à éclairer depuis 31 ans.
Le colonel Gilbert Canovas qui avait créé les CRAP au Rwanda est décédé en 2002 à l’âge de 56 ans. Couvert de médailles, Grégoire de Saint-Quentin a achevé sa carrière en 2020 au grade de général d’armée, le plus haut dans la hiérarchie militaire française. Placé sous le statut de témoin assisté, le capitaine Paul Barril fait depuis douze ans l’objet d’une enquête pour « complicité de crime contre l’humanité ».
Après la débâcle des forces génocidaires au Zaïre (actuelle République démocratique du Congo) entre novembre 1996 et le début de l’année 1997, le lieutenant Édouard Kanyamikenke a fui au Congo-Brazzaville voisin en 1998 avant de passer par la Centrafrique puis de s’installer au Cameroun aux alentours de 2008. Il vit paisiblement dans l’hexagone depuis au moins 2016 comme le révèle African Facts. Il n’a jamais été inquiété ni même interrogé à propos de sa présence au côté des Français sur la scène de crime entre le 6 et le 7 avril 1994, ni sur son possible rôle dans le génocide des Tutsi ou bien encore la mystérieuse opération « Insecticide » encadrée par des mercenaires français.


