En République démocratique du Congo, une vague de persécutions racistes touche une partie de la minorité rwandophone depuis plusieurs années. African Facts a enquêté sur plusieurs cas de lynchage qui furent suivis d’actes d’anthropophagie.
« La période que nous avons vécu avec cette escalade de violences a dépassé l’imaginable. Essayez d’imaginer un pays où quelqu’un peut être tué sur la seule base de son faciès parce qu’il appartient à une certaine ethnie. C’est comme si cette ethnie n’avait pas le droit à la vie. Comment ces milices peuvent prétendre prendre des armes et aller tuer d’autres Congolais en les accusant d’être des infiltrés ? », s’interroge Adeba, un citoyen congolais qui résidait jusque récemment dans le quartier du Lac Vert, à Mugunga, dans la périphérie de Goma, capitale provinciale du Nord-Kivu. Il fut le témoin direct d’actes quotidiens de persécutions des personnes identifiées comme Tutsi, mais aussi de plusieurs lynchages et de faits d’anthropophagie.
African Facts a enquêté sur plusieurs cas d’anthropophagie qui ont eu lieu entre juin 2022 et août 2024 dans l’est de la République démocratique du Congo. Nous en avons documenté quatre.
- Le 16 août 2024, à Misisi, dans le territoire de Fizi (Sud Kivu), Manirakiza Seruvumba est capturé par des miliciens Wazalendo issus du CNPSC puis tué, brûlé et mangé.
- Le 4 juin 2024, à Mugunga (Nord Kivu), le jeune Gatiyoni Munyabarenzi est capturé et tué par des miliciens Wazalendo issus des FDLR et des Nyatura avant d’être brûlé, découpé et mangé.
- Le 30 mai 2024, à Mugunga (Nord Kivu), le jeune Emmanuel Karegeya lynché à mort, brûlé puis mangé par des miliciens Wazalendo issus des FDLR et des Nyatura.
- Le 18 juin 2022, le bouvier Fidèle Ntayoberwa est pourchassé, lynché, brûlé et mangé à l’issue d’une manifestation organisée par l’UDPS à Kalima (Maniema)
Tous ces crimes visaient des personnes identifiées par leurs bourreaux comme des Tutsis. Tous se sont déroulés en publics. Aucun auteur n’a été puni.
La barrière de Kimachini
Un lieu hante désormais les souvenirs de certains habitants de Mugunga, à la sortie ouest de Goma. Le carrefour que l’on surnomme Kimachini situé sur la route nationale où se trouve le site de concassage de gravier éponyme. Durant deux ans, entre la fin de l’année 2022 et la chute de la ville en janvier 2023, les Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR) et des milices Nyaturas tenaient une « barrière » quelques kilomètres en amont et occupaient ces lieux. Les FDLR sont un groupe armé formé en exil par les responsables du génocide des Tutsis du Rwanda en 1994. Au cours des trois dernières décennies, ils ont également commis des crimes de guerre et des crimes contre l’Humanité de ce côté-ci de la frontière. Les Nyaturas rassemblent des combattants Hutus congolais acquis à la cause des FDLR à qui ils servent de supplétifs depuis maintenant quinze ans.
Le mardi 4 juin 2024, le jeune Gatiyoni Munyabarenzi a le malheur de passer devant Kimachine. « Il a été attrapé et lynché puis brûlé toute la nuit », résume Adeba qui a assisté à la scène. La suite de son récit est glaçante. « Le matin la population est venue célébrer. Deux messieurs dont l’un était habillé en rouge ont pris sa chair calcinée. Et pendant qu’ils la mangeaient, les gens leur donnaient de l’argent et du kargazok [une boisson fermentée artisanale NDLR]. Chaque partie du corps avait son prix. Si les gens voulaient qu’ils mangent de l’intestin, ils leur donnaient dix mille francs, s’ils voulaient qu’ils mangent un bout de chair, ils leur donnaient cinq mille francs… Le corps a ensuite été décapité et démembré et les différentes parties emballées dans des sachets. Cette situation ne s’est calmée que vers 14h00 le mercredi », poursuit-il.
Des photos et des vidéos consultées par African Facts confirment le témoignage d’Adeba. On y voit une foule dense agglutinée autour de la dépouille calcinée de Gatiyoni. Au premier rang de celle-ci, de nombreux enfants se tiennent à seulement quelques centimètres du cadavre. Certains ouvrent de grands yeux ébahis tandis que d’autres affichent un sourire amusé. Penché sur le corps, un homme en pantalon couleur rouille, chemise bariolée et bonnet rouge, s’affaire un couteau à la main. Il éviscère le cadavre et découpe ses organes qu’il embroche sur de petites piques en bois. « Je fais des brochettes. Qui paiera pour l’entrecôte ? », s’époumone-t-il.
« Après ces événements, aucun Tutsi ne s’autorisait plus à passer devant Kimachine. S’il passait là-bas, il était considéré d’office comme un collaborateur du M23 et son sort était scellé. Pire que la mort elle-même. Et quiconque essayait de le défendre s’exposait à des représailles », affirme Adeba qui en aurait lui-même fait les frais. « J’ai moi-même essayé d’aider certains Tutsis à s’échapper. Par la suite, ma maison a été visitée et tout ce qui était à moi a été détruit », relate l’homme qui a ensuite du fuir la ville et s’est exilé.
La chasse aux « infiltrés »
Depuis le déclenchement des hostilités entre le gouvernement congolais et le Mouvement du 23 mars (M23) en 2021, Kinshasa mobilise la population contre un supposé ennemi intérieur qu’elle rend responsable de ses défaites militaires comme de ses échecs politiques. Selon cette rhétorique, les Congolais rwandophones et plus spécifiquement ceux considérés comme Tutsis seraient des « infiltrés » dans leur propre pays. Rapidement, les éléments d’une culture raciste, née dans le petit Rwanda voisin où elle causa un million de morts il y a trente ans, s’invitent dans les discours et imprègnent les esprits. Particulièrement dans les régions de l’est du pays où ces idées infusaient depuis des décennies dans le sillage des FDLR. Elles sont désormais martelées sans répit à tous les Congolais dans les médias et sur les réseaux sociaux.
À partir du mois de janvier 2023, les persécutions visant les Tutsis vont encore s’aggraver à Goma avec l’afflux de réfugiés fuyant les combats. Lors de la prise par le M23 de la localité de Kitchanga, à 150km au nord-est de la ville, la population, y compris les Tutsis, a pris la fuite, se réfugiant selon les circonstances tant du côté du gouvernement que des rebelles. Deux camps de déplacés furent créés près de Mugunga. « Ce qui m’a beaucoup étonné c’était de voir comment les Tutsis ont été malmenés, maltraités, certains ont même directement été arrêtés comme étant soi-disant des infiltrés. Ils se rendaient bien compte qu’ils n’étaient les bienvenus dans aucun des camps de déplacés », explique un voisin dont le témoignage recoupe celui des réfugiés et des autres riverains rencontrés par African Facts. Avec le concours du Comité international de la Croix rouge, les malheureux seront regroupés et amenés dans un enclos du quartier voisin de Kyeshero, à l’est de Mugunga.
Lorsque la rébellion se rapproche et atteint les environs immédiats de la ville un an plus tard, les manifestations de violence à l’égard des Tutsis congolais vont atteindre leur paroxysme. « C’était le matin du 30 mai, à Mugunga. Comme d’habitude, les FARDC avaient installé leur artillerie lourde à l’intérieur et autour du camp de déplacé. Vers 4h00, nous avons entendu le déclenchement du bombardement qui visait les alentours de Saké, Mushaki, Shasha, Karuba… En tout cas, il y avait une pluie de bombardements. C’était très bruyant », se souvient un riverain. « S’étant réveillé de si bon matin et constatant que l’artillerie crachait toutes ces bombes, l’ami s’est donné le courage de filmer. Un groupe de personne est venu en s’écriant : ‘’Celui-ci doit être un collaborateur du M23 ! Comment peut-il se permettre de filmer ?’’ Tout le monde filmait là-bas. Mais leur motif le concernant, c’est qu’il était Tutsi. C’était très clair. Je venais de me réveiller moi aussi et je les entendais crier : ‘’On a capturé un élément du M23 ! Un collaborateur !’’ ».
Le captif, Emmanuel Karegeya, est emmené à Kimachini, où, selon les témoignages recueillis par African Facts, ses ravisseurs le tabassent à mort. « Puis, ils ont amené des pneus et ils l’ont brûlé. Avec une machette, ils ont coupé une jambe. Une partie des gens dont des enfants et des femmes sillonnaient les alentours avec cette jambe en clamant : ‘’Voilà la manière dont nous allons traiter ces Tutsis ! Ils sont les collaborateurs du M23 !’’ », raconte Adeba qui était également présent.
La suite préfigure ce qu’il adviendra cinq jours plus tard de la dépouille de Gatiyoni Munyabarenzi à ce même endroit. « Après un moment, ceux qui sont restés avec le corps ont pris un couteau et ont commencé à couper des morceaux de chair », explique Adeba. « Un papa que je connais a demandé ‘’Vous allez me donner combien pour que je mange son cœur ?’’ Une maman lui a donné vingt-mille francs. Le monsieur s’est emparé du couteau, a arraché le cœur et l’a fait griller avant de le manger. Le corps de la victime a été décapité, coupé en morceaux et les gens repartaient avec des parties de son corps dans des sachets ».
Selon tous les témoins rencontrés par African Facts, cette ambiance de terreur aurait ensuite perduré à Mugunga durant huit mois. Ce n’est que le 24 janvier 2025 que les rebelles du M23 atteignent Goma et, à l’issue d’une bataille qui causa de très nombreux morts civils, y mettent un terme.
Au moins quatre manifestations du phénomène documentées en trois ans
Ces deux actes d’anthropophagie de Mugunga au printemps 2024 ne sont pas les seuls à avoir été commis dans l’est de la RDC depuis la fin de l’année 2021 et la reprise du conflit. Et ils ne furent malheureusement pas non plus les derniers.
Deux ans avant les incidents de Goma, le 18 juin 2022, une manifestation organisée par l’Union pour la démocratie et le progrès social (UDPS, parti présidentiel) à Kalima, dans la province du Maniema tournait au pogrom. Un groupe de bouviers Banyamulenge – une communauté rwandophone présente dans les hauts plateaux depuis le XVIIe siècle – de passage dans la ville était pourchassé par la foule. L’un d’entre eux, Fidèle Ntayoberwa, était lynché à mort, brûlé et mangé. Une enquête publiée par le quotidien français Libération avait fait la lumière sur cet événement.
Le drame de Kalima, raconté dans Libération, aurait pu alerter l’opinion et susciter une réaction. Mais peut-être dérangeait-il le récit occidental de la guerre au Congo. « Hyperboles » et « simplifications » avait même minimisé – renvoyant dos à dos victimes et bourreaux – un ancien membre du groupe d’expert des Nations Unies pour le Congo qui dispense désormais son expertise dans une pléthore de médias où ses propos ne sont jamais vérifiés, encore moins contredit. Seize mois plus tard, en mai et juin 2024, Emmanuel Karegeya et Gatiyoni Munyabarenzi seront à leur tour lynchés puis mangés dans l’indifférence générale. Ce sera ensuite le tour de Seruvumba Manirakiza en août 2024.
Seruvumba Manirakiza, un vendeur de viande Tutsi, aurait dû fêter ses 37 ans en novembre 2024 s’il n’avait pas croisé la route des miliciens de la Coalition nationale du peuple pour la souveraineté du Congo (CNPSC) deux mois plus tôt, dans la soirée du 16 août 2024 à Misisi, dans le territoire de Fizi, province du Sud Kivu. Le CNPSC est une coalition de milices maï-maï du Sud Kivu dirigée par un vétéran de la lutte armée dans cette province, William Yakutumba, aux idées violemment xénophobes.
African Facts a recueilli le témoignage d’un ami qui accompagnait Seruvumba et qui est parvenu à s’échapper ainsi que plusieurs vidéos filmées à la lueur des téléphones portables ce soir-là . Sur l’une d’entre-elles, quatre jeunes hommes s’affairent, accroupis, les mains plongées dans les entrailles du cadavre de Seruvumba. « Voici la viande ! Nous allons tout finir ! », éructent-ils. Leurs visages, leurs mains et leurs avant-bras sont couverts de sang. Ils extirpent des morceaux de chair humaine qu’ils engloutissent ou distribuent à l’assistance. Sur une autre vidéo, des jeunes déambulent et haranguent la foule en exhibant un bras et une jambe tranchés sur la dépouille de Seruvumba pendant que d’autres s’adressent en temps réel à leur audience sur les réseaux sociaux.
Le mobile du crime ? Un vol à main armé survenu dans les environs un peu plus tôt sert de prétexte aux miliciens. « Ils ont dit que ce sont ces gens, ces Tutsis, qui nous amènent ici l’insécurité. Ils ont excité la foule. Ils disaient que les ‘’barengarenga’’ veulent déstabiliser Misisi », expliquent des témoins à notre correspondant dans le territoire de Fizi. Sur les images visionnées par African Facts, la victime est effectivement qualifiée de « murengarenga ». Ce terme raciste codé, dérivé du kiswahili « lengalenga », qui signifie amarante, sert à désigner péjorativement les rwandophones en moquant leur maigreur supposée et leur insignifiance alléguée, mais aussi leur prononciation.
Aucun auteur des quatre meurtres et actes d’anthropophagie commis contre des civils Tutsis à Kalima, Mugunga et Misisi n’a été poursuivi et encore moins puni à ce jour. Aucun média international n’en a fait mention. Pas plus qu’ils ne rendent compte de l’idéologie raciste devenue hégémonique dans l’espace culturel et les représentations des Congolais, à tel point que ses victimes, déshumanisées et fétichisées, peuvent être mangées en public sans susciter d’émoi.