Dans ce dernier épisode, Jean-Pierre Chrétien explique la manière dont la colonisation a durablement et négativement transformé les rapports sociaux au Rwanda et au Burundi jusqu’à l’indépendance et l’émergence locale d’un courant d’extrême droite
Épisode 4/4
Il n’avait plus répondu à une interview depuis dix ans. Historien majeur de la région des Grands Lacs, directeur de recherche honoraire au CNRS (Centre national de la recherche scientifique français) et auteur d’ouvrages de référence, Jean-Pierre Chrétien, 88 ans, est un fin connaisseur du Burundi et du Rwanda précoloniaux et contemporains. Il a accepté d’accorder une série d’entretiens exclusifs à African Facts.
Après nous avoir raconté son déclic initial au Burundi dans les années 60, point de départ d’une recherche fondée sur l’oralité, Jean-Pierre Chrétien est revenu sur l’organisation politique et sociale des royaumes rwandais et burundais précoloniaux, mais également sur les origines de l’idée fausse selon laquelle il existerait un peuple Hamite en Afrique. Il explique la manière dont la colonisation a durablement et négativement transformé les rapports sociaux au Rwanda et au Burundi jusqu’à l’indépendance et l’émergence locale d’un courant d’extrême droite.
African Facts : Dans nos trois premiers entretiens, nous avons commencé à parler de la colonisation allemande puis belge. Qu’est-ce qui fut durablement transformé par la colonisation dans les sociétés du Rwanda et du Burundi ?
Jean-Pierre Chrétien : À l’époque allemande, j’ai envie de dire : rien. Les Allemands ont survolé la situation. Même si dans leurs écrits, ils reprennent tout le discours qui remonte au milieu du XIXe siècle et qui identifie les Tutsi a des envahisseurs venus de Somalie, d’Éthiopie, du Nil, etc. ; dans la réalité, les Allemands gèrent le pays comme ils peuvent. Quand ils recrutent des corvéables, ils ne s’en soucient pas. Il n’y a pas de cartes d’identité. Les Allemands ne sont pas restés très longtemps et ont à peine eu le temps de contrôler un peu le pays. Ils avaient bien ce discours idéologique, mais ne l’ont pas appliqué dans la réalité.
Par contre, à l’époque belge, il y a une volonté de tenir compte de ces clivages, de bien discerner des vocations différentes : les Tutsi faits pour gouverner et les Hutu faits pour travailler. D’où des systèmes de corvée bien structurés pesant sur les Hutu et les Twa, en particulier au Rwanda. En fait, la structuration idéologique survient à l’époque belge. Contrairement aux Allemands, les Belges ont eu le temps de mettre le pays en fiches, si j’ose dire.
— Donc les Belges isolent ces deux mots préexistants, Hutu et Tutsi, mais ils vont leur assigner quelque chose de complètement nouveau qu’ils fabriquent. C’est quelque chose qu’ils imaginent en fait…
— Ils leur donnent un sens racial.
Ils sont inspirés par le Moyen Âge. Mais pas n’importe quel Moyen Âge. Jean-Marie Nduwayo a écrit sa thèse là-dessus [voir référence en bas de l’article NDLR]. Il s’agit du Moyen Âge tel qu’il était perçu avant les travaux de Marc Bloch si vous voulez. Quand on considérait que les invasions jouaient un rôle clé dans la structuration d’éléments de la société. Par exemple : à la veille de la Révolution française, l’abbé Sieyès, qui s’était mis avec le Tiers État [ensemble de la population qui n’appartenait ni à la noblesse ni au clergé sous l’Ancien régime en France, avant 1789 NDLR], avait une thèse qui voulait que les aristocrates fussent issus d’une invasion franque [peuple germanique qui, entre le IIIe et le IXe siècle s’installa dans une grande partie de l’Europe et notamment dans une partie de la France actuelle NDLR]. Et donc, son idée, c’est que tous les seigneurs en France étaient d’origine germanique. C’est cette conception-là du Moyen Âge qui donne ensuite un discours socio-racial. C’est le discours non pas des médiévistes contemporains, mais des médiévistes d’autrefois qui mettaient au premier plan le processus des invasions et qui avaient aussi une vision raciale du monde en arrière-plan.
Note de la rédaction d’African Facts : Marc Bloch (1886-1944) est un historien médiéviste français, cofondateur de l’École des Annales qui a profondément renouvelé les méthodes des historiens en insistant sur les processus d’intégration et de transformation lente des structures sociales et des mentalités. Concernant les « invasions », voir notamment La Société féodale (1939).
C’est donc un essentialisme racial qui s’impose. C’est-à-dire que si on est Hutu, on ne peut pas être autre chose, si on est Tutsi, on ne peut pas être autre chose. Et ça va donner toute l’idéologie de la colonisation, mais aussi l’idéologie de la « Révolution rwandaise ».
Note de la rédaction d’African Facts : La « révolution sociale rwandaise » (1959-1961), organisée par la puissance coloniale belge et l’Église catholique pour détruire la monarchie et remplacer une élite par une autre fut présentée comme une « libération » du « peuple Hutu ». Elle apparaît comme le moment fondateur de la violence politique au Rwanda. Elle consiste non seulement à mener des purges administratives, mais également des pogroms généralisés qui visent les Tutsi et causent des milliers de morts à travers le pays. Ces événements ont conduit au départ en exil de plus de 300 000 Tutsi.
— Alors que ces catégories-là étaient auparavant plutôt flexibles, dynamiques et non structurantes…
— Oui, c’est ça. On peut dire dynamique ou flexible. Mais surtout, elles n’étaient pas forcément au premier plan des processus sociaux.
À partir du moment où on a commencé à ficher les gens, une fois qu’il y a eu les papiers d’identité où figurait l’ethnie — on mettait ubwoko auquel on a donné le sens « ethnie » et non pas de clan — le papier cautionnait le discours et la pratique sociale des colonisateurs à l’égard de la société rwandaise. Marcel Kabanda et Léon Saur ont beaucoup travaillé sur ce tournant des papiers d’identité dans les années 30 [voir références en bas de l’article NDLR].
— Quelles sont les utilisations politiques concrètes de ces idées racistes durant la colonisation ?
— C’est essentiellement au niveau de la formation des gens et de l’utilisation des cadres. C’est-à-dire qu’on va privilégier et favoriser les Tutsi qui sont supposément plus intelligents pour être les assistants de la colonisation. Surtout au Rwanda. Au Burundi, c’est un peu moins net, mais présent aussi.
Mon collègue et ami Alexandre Hatungimana l’a montré dans sa thèse sur le café [voir référence en bas de l’article NDLR] : on recrutait des Tutsi, de préférence au Hutu, comme « moniteurs café ». Mais les Tutsi n’étaient pas particulièrement compétents en caféiculture. Ils étaient « traditionnellement » compétents en élevage. Mais dans ce regard colonial, ils avaient, à priori, une intelligence supérieure. Et c’étaient eux qui étaient supposément les plus à même d’encadrer, d’être obéis, d’être suivis, de bien expliquer, etc. Il y a un « privilège Tutsi » un peu partout au niveau du recrutement. Il n’y a pratiquement pas d’enseignement secondaire et, pour le recrutement d’Astrida [aujourd’hui Huye dans le sud du Rwanda NDLR] qui forme les cadres de la colonisation, on cherche les Tutsi. C’est clair.
— Il y a une question qui est fondamentale à nos yeux. À partir de quel moment et dans quelle dimension, cela change-t-il la manière des Rwandais ou des Burundais de se percevoir eux-mêmes et de percevoir leurs voisins, leurs compatriotes ?
— C’est une vraie question. Parce que ça ne peut pas être daté. C’est un mouvement progressif qui touche inégalement les milieux, les familles et les lieux. Je pense que c’est le spectacle d’une société dans laquelle lorsque tu es Tutsi, tu vas à l’école, tu seras recruté à l’école de moniteurs d’Astrida…
L’intégration de cette idéologie dans la vie de ces colonies, c’est dans les années 30. Mais concernant le vécu burundais et rwandais, je dirais plutôt les années 50. Il faut le temps, une génération qui prend conscience, qui est frustrée ou qui est gonflée, si je puis dire, par cette gestion. Donc peu avant l’indépendance. Et surtout au Rwanda.
— Comment expliquer que cela prenne une telle dimension au Rwanda, au Burundi et dans l’est du Congo ?
— Alors la réponse est toute faite pour certains : ce serait parce qu’il y avait effectivement des clivages héréditaires très forts, etc.
Moi, je pense plutôt que c’est une bonne question. Je ne sais pas…
C’est surtout au Rwanda et au Burundi. Car en Ouganda, il y a la famille royale et ensuite une série de clans avec des chefs, mais cette affaire-là ne joue pas du tout. Et puis d’autre part, en Nkolé [ancien royaume situé au sud-ouest de l’actuel Ouganda NDLR] ou bien dans les principautés du nord-ouest de la Tanzanie, ce sont des minorités. Les Hima [communauté principalement pastorale présente dans le sud-ouest de l’Ouganda et la province congolaise de l’Ituri NDLR] représentent seulement 2-3 % de la population, tandis qu’au Burundi et au Rwanda, les Tutsi sont, disons, autour de 15-20 %. Alors là, ça commence à représenter quelque chose dans la société à partir du moment où l’on met cela en avant.
Comme le disait Sebasoni [Servilien (1931-2015) auteur notamment de Les origines du Rwanda (L’Harmattan, 2000) NDLR], un intellectuel rwandais, c’était le baiser de Judas. On a cru ce que nos protecteurs coloniaux nous disaient parce que ça nous arrangeait pour les uns. Et pour les autres, pour les Hutu, c’est la frustration absolue. La biographie de Kayibanda [Grégoire (1924-1976) dirigeant de la première République rwandaise de 1962 à 1973 NDLR] et d’autres, c’est ça. Parmi les leaders du Parmehutu [parti réactionnaire et suprémaciste de Grégoire Kayibanda fondé en 1957 NDLR], il y a des gens du Nord, une région où il n’y avait pratiquement pas de Tutsi. Mais Kayibanda lui-même n’est pas du Nord. Il est de Kabgayi. Et donc il reflète bien ce terrain.
Je me rappelle aussi d’autre chose : il y a eu une mission de la démocratie chrétienne belge — qui prenait fait et cause pour les mouvements Hutu de la même manière qu’elle prenait fait et cause aussi pour des mouvements autochtones en Amérique du Sud, avec une parfaite bonne conscience. Cette délégation a été un peu choquée parce qu’elle a trouvé les discours de Kayibanda trop racialisants à ses yeux. Parce que c’était quand même des gens de gauche, en fait. Léon Saur le montre bien. Et alors, Mgr Perraudin [André (1914-2003) prélat suisse, vicaire apostolique puis évêque du Rwanda entre 1955 et 1989 NDLR] leur a dit : « Non, non, ne faites pas attention. C’est comme ça qu’on s’exprime en Afrique ». Mais ce n’est pas comme ça qu’on s’exprime en Afrique. C’est comme ça qu’on s’exprimait au Rwanda en fonction de toute cette histoire idéologique.
Mais tout ça n’est pas facile. Je conçois qu’on s’interroge toujours.
— Comment, après la décolonisation, les élites intellectuelles de la région se réapproprient-elles ce mythe colonial, cette idée « hamitique », pour en faire une idéologie raciste ?
— C’est une exploitation consciente ! Je pense que pour Kayibanda, il s’agit d’avoir un électorat captif. C’est un peu comme le Rassemblement national en France : ce qu’ils voudraient, c’est représenter les Français face aux étrangers ou face aux Français « douteux ». Ça, c’est leur rêve : les Français doivent penser au Rassemblement national. Eh bien là, les Hutu doivent penser Hutu.
— C‘est donc en fait un courant d’extrême droite qui se forme en Afrique ?
— Oui, oui, oui. Écoutez, justement. Je suis contre l’exotisme. Je pense qu’il y a des courants politiques en Afrique. Évidemment, le terrain, les enjeux, les revendications, etc. sont différents. Mais il y a une opposition entre identitarisme et universalisme ; entre la fermeture sur des clivages hérités ou bien l’ouverture sur une société mixte. Ce sont des débats que nous avons en Europe et qu’il y a en Afrique.
Et en Afrique, c’est devenu ces derniers temps un peu catastrophique, me semble-t-il. Je ne suis pas spécialiste de toute Afrique. Mais je trouve que la fascination pour le pouvoir autoritaire au nom d’un nationalisme étroit, toute cette fascination pour les Russes, Poutine, etc., ce n’est pas un hasard. C’est aussi une vision du monde. J’ai des amis et d’anciens étudiants ivoiriens, maliens, béninois… Et tous ces gens sont effarés devant ce qu’il se passe. C’est catastrophique.


