L’adhésion à l’hypothèse fausse de l’existence d’un peuple « Hamite » est au cœur des idéologies réactionnaires et racistes qui ensanglantent l’Afrique de l’Est. Dans cet entretien exclusif, l’historien français Jean-Pierre Chrétien explique l’origine coloniale de ce mythe.
Épisode 3/4
Il n’avait plus répondu à une interview depuis dix ans. Historien majeur de la région des Grands Lacs, directeur de recherche honoraire au CNRS (Centre national de la recherche scientifique français) et auteur d’ouvrages de référence, Jean-Pierre Chrétien, 88 ans, est un fin connaisseur du Burundi et du Rwanda précoloniaux et contemporains. Il a accepté d’accorder une série d’entretiens exclusifs à African Facts.
Après nous avoir raconté son déclic initial au Burundi dans les années 60, point de départ d’une recherche fondée sur l’oralité, Jean-Pierre Chrétien est revenu sur l’organisation politique et sociale des royaumes rwandais et burundais précoloniaux.
Ces dernières années, les lynchages et les crimes racistes se multiplient et se systématisent dans l’Est du Congo. Jean-Pierre Chrétien éclaire pour African Facts l’origine de l’une des croyances centrale dans l’idéologie à laquelle adhèrent des auteurs de ces crimes.
African Facts : Nous souhaiterions revenir avec vous sur la généalogie de l’idée « hamitique » qui est au cœur de l’un de vos livres, Racisme et génocide. Comment pourrait-on expliquer ça en quelques mots ? Comment naît cette idéologie ?
Jean-Pierre Chrétien : Contrairement à ce que l’on dit parfois, les Européens n’ont pas une vision globale sur « les Noirs ». Au contraire, les Européens faisaient du découpage. Il y avait « les vrais nègres » et les « faux nègres ». C’est l’intitulé, repris d’édition en édition depuis les années 30 jusqu’aux années 50, dans le livre de l’anthropologue anglais Seligman [Charles, 1873-1940 médecin et ethnologue britannique NDLR] : Les races d’Afrique.
Il y a cette idée qu’en Afrique, il y aurait des « nègres » en tant que tels, qui portent cette négritude sur leur visage, et il y aurait d’autre part, ici et là, des populations qui auraient le teint plus clair, le visage plus avenant, qui seraient apparemment plus douées, plus intelligentes, etc. Alors, il fallait rendre compte de ces différences et on a recouru à un discours migrationniste, à hypothèse d’une grande migration venue du Proche-Orient. Les missionnaires ont parlé de la chute de la tour de Babel et ce sera même repris par Ernest Renan [1823-1892, philosophe et historien des religions français NDLR]. C’est aussi l’idée que Gobineau [Arthur, 1816-1882, diplomate et aristocrate français, influence majeure pour les nationalistes et les racistes des 150 années suivantes NDLR] va appeler « la première coulée blanche en Afrique » dans son Essai sur l’inégalité des races humaines. Selon cette idée, il y aurait eu des invasions de peuples « blancs » venus du Moyen-Orient par l’Égypte et l’Éthiopie, qui seraient les ancêtres de tous ces « Hamites ».
Ce mot « Hamite » vient au départ de Cham, le fils de Noé qui se couvre de honte en regardant la nudité de son père qui avait bu un peu trop de sirop de la vigne. Mais à la fin du XIXe siècle, c’est complètement inversé. Des auteurs religieux l’ont d’ailleurs perçu et ont noté : « Ah, on emploie maintenant le mot Hamite dans un autre sens. Avant, tous les Noirs étaient les fils de Cham. Et maintenant, ça devient : ceux parmi les Noirs qui ont du sang blanc et qui viennent du Proche-Orient à travers la vallée du Nil, l’Éthiopie, etc. »
— Cette construction intellectuelle qui émerge entre le milieu et la fin du XIXe siècle repose-t-elle sur quelque chose ?
— Alors là, franchement on est en pleine fantasmagorie !
C’est-à-dire qu’on ne s’appuie pas sur des faits précis. On trace des flèches en faisant l’hypothèse que lorsque l’on a des visages différents en Afrique, c’est sans doute qu’il y a eu des invasions venues du nord-est, d’Éthiopie et d’Égypte, c’est-à-dire du Proche-Orient qui représentait le seul contact continental avec d’autres civilisations.
Et à l’époque, ce thème se combine aussi avec le discours biblique. Il y a des textes religieux, pas seulement des missionnaires, mais aussi des auteurs d’encyclopédies bibliques comme le sulpicien Vigouroux [Fulcran, 1937-1915, prêtre et exégète français NDLR]. Il s’agissait de rendre compte de l’histoire en terme biblique. Et la tour de Babel étant supposément située quelque part en Orient, peut-être en Mésopotamie, des vagues de peuplement se seraient dirigées vers le continent africain lors de sa chute.
C’est du discours. C’est la mythologie d’une époque pour rendre compte de la diversité humaine en Afrique. Le problème, c’est que cela a « pris » dans la réalité. Puisqu’ensuite, dans la région des Grands Lacs qui nous intéresse, c’est devenu l’alpha et l’oméga pour expliquer l’existence d’États organisés. Des « nègres » ordinaires ne pouvaient pas, pensait-on, avoir construit de tels États. Il fallait dès lors l’expliquer par une invasion « civilisatrice ». Et comme certains avaient des traits physiques différents – ce qui est le cas d’un bout à l’autre de l’Afrique – qui évoquaient les Somalis et les Éthiopiens, on a globalisé cela en disant que tous les Tutsi ressembleraient à ces idéal-types et qu’il s’agirait bien d’envahisseurs étrangers qui seraient les seuls à même d’avoir construit ces royaumes.
— La réalité est différente, n’est-ce pas ?
— La diversité des traits physiques nous renvoie à toute une histoire des peuplements extrêmement complexe. Même au niveau linguistique, on retrouve dans les langues bantoues de la région des traces d’éléments linguistiques non-bantous : sud-soudaniques, sud-couchitiques, etc., etc. Je ne vais pas rentrer dans tous ces éléments parce que ça devient trop savant, hein… Mais cela montre que dans la région des Grands Lacs, si vous revenez plus de deux mille ans en arrière, beaucoup de groupes humains ont circulé, des langues et des apparences physiques se sont rencontrées, comme partout.
Tous les peuples sont issus de mélanges de toute manière (rire). Mais ces mélanges sont extrêmement plus compliqués que ces schémas de couches inférieures et supérieures et d’invasions par lesquels on a tout simplifié.
— Comment cette idéologie « hamitique » circule et se diffuse dans les milieux missionnaires, administratifs, scientifiques au XIXe et au XXe siècle ?
— Dans mon livre, Explorateur et exploré au Burundi, j’ai fait une espèce d’arbre généalogique de ces idées-là, d’auteur en auteur, etc. C’est fascinant de voir comment les gens se reprennent, se copient…
Par exemple : John Speke, l’explorateur anglais qui traverse le nord-ouest de la Tanzanie actuelle et l’Ouganda et qui lance l’hypothèse que les Tutsi, les Hima et tous ces groupes pastoraux étaient en fait venus d’Éthiopie au cours d’une invasion. Speke écrit grosso modo : « Je fais une hypothèse, je pense qu’il y a eu une invasion venue du nord-ouest de l’Afrique ». Il ne va pas plus loin, il n’est pas très idéologue en fait. Mais c’est repris ensuite comme une vérité…
Par exemple : von Götzen, le futur gouverneur allemand de l’Afrique orientale, qui mène une expédition d’ouest en est ; qui est pratiquement le premier à traverser le Rwanda en 1894. Il écrit grosso modo dans son livre : « Ici, les gens disent que jadis, il y a eu — on ne sait pas exactement si c’est il y a 1 000 ans, 2 000 ans — une invasion depuis le nord-est ». Mais ces « gens [qui] disent », ce ne sont pas les Rwandais, ce sont en fait les lectures de von Götzen (rire).
C’est fascinant. Et ça continue toujours : « J‘ai été sur le terrain, donc je peux dire éventuellement un peu n’importe quoi » (rire). Mais il faut argumenter sur tout. Même le terrain, ça s’argumente. Avec des enquêtes, des noms, etc.
— Comment cette idée, née dans l’esprit d’Occidentaux, arrive-t-elle dans la région des Grands Lacs ?
— C’est essentiellement via les missionnaires catholiques, les Pères blancs. Parce qu’ils sont partout dans la région, du côté anglais comme du côté allemand, en Ouganda, au Rwanda, au Burundi, en Tanzanie et à l’est du Congo. Ils écrivent beaucoup. Ils se piquent de sciences, d’être des clercs comme au Moyen Âge. Eux seraient chargés de faire l’écriture de l’Histoire. Ils récupèrent tout ce qu’ils trouvent ici et là. Une masse de références leur est accessible, car certains d’entre eux sont très instruits et lisent l’anglais, l’allemand, etc. Ils peuvent donc donner des sources à leurs affirmations. Et encore une fois, c’est un petit peu compliqué, mais on voit s’entrecroiser, de proche en proche, les influences de ce discours qui se structure définitivement au Rwanda et au Burundi dans les années 30.
À suivre...


