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« Quand on est dans l’idéologie, l’intelligence humaine recule » Entretien avec Faustin Ngabu

par 23 septembre 2025Entretiens

Durant trente-six ans, de 1974 à 2010, Faustin Ngabu a dirigé le diocèse catholique de Goma, dans le Nord Kivu. Son mandat épiscopal fut marqué par les conflits armés et les guerres qui ont déchiré l’est de la République démocratique du Congo. Avec pour devise « que tous soient un », l’évêque s’est engagé avec constance en faveur de l’unité des Congolais. Deuxième épisode.

African Facts a rencontré Faustin Ngabu à deux reprises à Goma, en février et septembre 2025. Lors d’un premier entretien, le prélat a rappelé qu’il n’y avait pas de communauté moins congolaise que les autres. Dans ce deuxième épisode, il revient sur les revendications des rebelles et le tribalisme qui, selon lui, s’avère être la principale source des récents conflits qui endeuillent la région.

African Facts : Dans la première partie de notre entretien, vous expliquiez comment, selon vous, les Banyarwanda congolais avaient nié leur propre identité en se divisant et s’en seraient donc trouvés affaiblis. Plus particulièrement les personnes désignées comme « Tutsi » ?

Faustin Ngabu : C’est en 1993, je crois, que l’on a commencé à chasser les Banyarwanda qui étaient là. Plus tard, ils ont rejoint le Rwanda et on les a mis dans deux camps : un camp du côté de Byumba [au nord-est du Rwanda NDLR], un autre camp du côté de Kibuye [à l’ouest du Rwanda NDLR].

Note d’African Facts : En 1993, les premiers affrontements éclatent entre membres des communautés Hunde et Nyanga d’une part et Banyarwanda d’autre part autour de la localité de Ntoto située à la limite entre les territoires de Masisi et Walikale, environs 100km à l’ouest de Goma. La même année, les Banyarwanda se divisent et s’affrontent dans la chefferie de Bwito, dans le territoire de Rutshuru qui s’étend au nord de Goma. Ces deux conflits sont à l’origine des premiers déplacés internes Tutsi au Nord Kivu. L’arrivée massive de réfugiés Hutu depuis le Rwanda l’année suivante, incluant les responsables du génocide des Tutsi, poussera les déplacés congolais à fuir le pays.

— Les premiers réfugiés Banyarwanda, donc ?

En effet. Aujourd’hui, ce sont notamment les enfants de ces réfugiés qui se sont dit : « Pour quelles raisons doit-on nous dénier le droit à notre citoyenneté ? »

Constatant que l’État congolais ne veut pas que leur situation s’arrange humainement et politiquement, ils ont pris les armes.

— Il s’agit donc de Congolais qui combattent pour que leur soit accordé leur droit à la nationalité?

Pour moi, le premier point c’est qu’il y a ce groupe de Congolais auquel le droit de cité a été dénié. Alors ils ont choisi cette guerre pour reconquérir leurs droits de citoyens.

La deuxième chose qui est brandie aujourd’hui, c’est qu’à leurs yeux, le gouvernement de Tshisekedi [Félix, président de la République démocratique du Congo NDLR] doit tomber. Ça, c’est politique.

Mais la vraie raison de la guerre, c’est de montrer à la face du monde et aux nations qu’ils ont le droit d’être Congolais. Qu’ils sont Congolais ! 

— Mais le gouvernement congolais accuse le Rwanda d’être responsable de cette guerre, notamment pour les minerais. Le Rwanda est aussi accusé de vouloir « balkaniser » la RDC. Pourquoi accuser le Rwanda ?

Il faut que le dialogue se fasse avec le M23, pas avec le Président rwandais. Mais comme on ne veut pas reconnaître le M23 comme congolais, alors on insiste sur le Rwanda. C’est-à-dire qu’on va accepter le dialogue avec le Rwanda. Ou bien punir le Rwanda. Mais cela n’a pas de fondement.

— Donc, pour sortir de la crise actuelle, la solution serait de pleinement reconnaître le droit de ces Congolais à qui on dénie leur nationalité ? Quels sont les processus qui selon vous peuvent amener à ça ?

La première chose c’est de reconnaître ce qu’ils sont. Des Congolais.

La deuxième chose : pour les reconnaître, il faut leur parler. On doit parler avec eux, pas avec le Rwanda.

Mais, il faut que le gouvernement congolais sache ce qui définit la nationalité au Congo. Et c’est l’acte de l’indépendance. Ce n’est pas qu’une ethnie soit « autochtone », ou non. Ce n’est pas ça. Parce qu’on était sujet belge et c’est par l’acte d’indépendance qu’on est passé de ce statut à celui de citoyens congolais. Donc, la référence pour savoir qui est congolais ou pas, c’est l’acte de l’indépendance. Et ça, beaucoup ne le savent pas. Il faudrait le rappeler.

— Est-ce que l’Église peut jouer un rôle ?

On devrait pouvoir s’asseoir autour d’une table. Et l’Église peut jouer un rôle bien sûr. Justement, la conférence épiscopale a entrepris cela. Il a fallu que la conférence épiscopale écoute ces jeunes gens du M23. Et c’est là que le Président de la conférence s’est rendu compte qu’il n’avait pas la vérité.

Moi, je n’ai pas participé aux pourparlers, mais l’évêque m’a appelé après. Alors, quand j’étais avec le président de la conférence, je lui ai demandé comment s’était passée la conversation. Il a dit : « Très bien, ces jeunes gens ont très bien expliqué la raison d’être de cette guerre ».

— La conférence épiscopale a donc pris position ?

Alors, je lui demande si ce qu’ils lui ont donné comme motifs, selon lui, ce sont des choses fondées. Il m’a dit : « Oui, c’est la vérité ». C’est ce qu’il m’a répondu. Il ne m’a pas dit ce qu’ils ont donné comme motif, mais il a dit : «  Ils ont bien expliqué la raison de la guerre et ils ont raison ». C’est ce qu’il m’a dit. Alors, je lui ai dit « Monseigneur, s’il en est ainsi, il faudrait qu’un jour le Comité permanent ou extraordinaire puisse faire une déclaration dans laquelle on dit que ce groupe a raison, qu’ils ont raison de réclamer ce droit à la citoyenneté . Peut-être que la guerre est un mauvais moyen, mais ils ont raison ».

Ils pourraient faire ça, ce serait bien, mais je ne sais pas s’ils vont arriver à ça. Mais je l’ai dit comme ça au président de la conférence.

— Le Congo partage des frontières avec différents pays ? À chaque frontière, il y a des communautés transnationales, avec l’Angola, la Centrafrique, etc. Pourquoi est-ce ici, au Kivu, que de tels problèmes se posent ?

Je voudrais déjà souligner que c’est parce que le tribalisme règne. La raison, c’est le tribalisme. Vous savez, quand on est dans l’idéologie, l’intelligence humaine recule. Parce que vous ne pouvez pas réfléchir en dehors de votre idéologie.

Mais c’est le tribalisme qui est à la base de cela. Et ce tribalisme est renforcé par les grandes puissances occidentales. Elles ne veulent pas que la République démocratique du Congo démarre politiquement et économiquement, sinon elle pourrait devenir une deuxième Chine, et ça, pour eux, c’est un problème.

Les grandes puissances, depuis déjà 1967, ont commencé ce travail qui consiste à opposer l’Est et l’Ouest. Mais ils n’ont pas peur de l’Ouest. Ils ont plus peur de l’Est.

Alors il faut soulever ce tribalisme entre les ethnies, pour que les ethnies ne puissent plus avoir confiance les unes dans les autres. Pour cela, on pousse telle ethnie à avoir son groupe armé pour se protéger contre l’autre, et ainsi de suite. On distribue des armes à tous ces différents groupes.

— Est-ce qu’aujourd’hui vous êtes optimiste sur une sortie du tribalisme pour la construction du Congo ? Le conflit peut-il prendre fin ? Avez-vous de l’espoir ?

Nous sommes à un moment de transition. J’ai cette impression. Parce que ce n’est pas la première fois que les Banyarwanda se sont engagés. Avant le M23, c’était CNDP [Congrès national pour la défense du peuple, rébellion soutenue par le Rwanda au Kivu entre 2006 et 2009, ancêtre de l’actuel M23 NDLR]. Mais aujourd’hui, on sent que le peuple commence à comprendre qu’on était dans l’erreur.

Je pense que si cela continue, ça va conduire à une vision nouvelle. Parce que, ce que le M23 a bien fait quand il a commencé à conquérir, partout où il est passé, c’est de ramener la paix. Ça rapproche les gens les uns des autres de dire que nous sommes tous du même pays, que nous ne devons pas nous entre-tuer. De ne pas se monter contre telle ou telle ethnie.

Alors finalement, des gens ont commencé à dire : « , on a plus la paix que là où se trouve le gouvernement ». Quand le gouvernement gérait la ville de Goma, c’était un lieu où il manquait la paix. Bien sûr, aujourd’hui, ce n’est pas facile. Parce que les Wazalendo [« les patriotes » en kiswahili, un ensemble de groupes armés désormais officiellement considérés par Kinshasa comme des « réserviste » NDLR] et les extrémistes, tous n’ont pas quitté Goma. Ils sont cachés par-ci, par-là.

Mais je pense que si on a le souci de transformer la mentalité, on peut réussir. On peut faire tomber ce tribalisme. Parce que la question, c’est de changer la mentalité. Que les gens se rendent compte de ce à quoi le tribalisme nous avance, si ce n’est qu’au mal.

Pour cela, il faut que le peuple arrive à découvrir quelle est l’origine de notre mal. Alors ça, ce n’est pas encore fait, mais cette philosophie pourrait assez facilement aider à ce qu’on puisse déraciner ce mal qu’est le tribalisme.

23/09/2025 | Entretiens

Méthodologie:
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